MONTESQUIEU et la politique
Extrait du document
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Dans les gouvernements despotiques, où, comme nous avons dit, on n'est déterminé à agir que par l'espérance des commodités de la vie, le prince qui récompense n'a que
de l'argent à donner.
Dans une monarchie, où l'honneur règne seul, le prince ne récompenserait que par des distinctions, si les distinctions que l'honneur établit
n'étaient jointes à un luxe qui donne nécessairement des besoins: le prince y récompense donc par des honneurs qui mènent à la fortune.
Mais, dans une république, où la
vertu règne, motif qui se suffit à lui-même, et qui exclut tous les autres, l'État ne récompense que par des témoignages de cette vertu.
C'est une règle générale, que les grandes récompenses, dans une monarchie et dans une république, sont un signe de leur décadence; parce qu'elles prouvent que leurs
principes sont corrompus; que, d'un côté, l'idée de l'honneur n'y a plus tant de force; que, de l'autre, la qualité de citoyen s'est affaiblie.
MONTESQUIEU
Introduction
À quoi bon être un citoyen méritant ? Que recevons-nous en échange de nos services? Devons-nous attendre une reconnaissance de la part de l'État ou considérer que nous n'avons fait que notre
devoir et nous satisfaire de l'idée de notre utilité pour la communauté? La question appelle une réponse nuancée en fonction des types de régimes politiques : c'est ce que Montesquieu entend
montrer dans ce passage, en proposant une typologie des formes politiques et des gratifications qui leur sont associées.
Il évoque ensuite l'impact que peut avoir sur la qualité de la vie politique
un changement dans le type de reconnaissance : il y a là un indicateur de décadence très fiable.
Nous pourrons nous interroger tout particulièrement sur ce que Montesquieu nomme la « vertu »
du citoyen de la République.
Développement
La première figure envisagée par Montesquieu est la plus simple.
Dans un gouvernement despotique en effet, les choses sont claires et seul l'intérêt est en jeu.
Le Prince n'attend pas autre chose
qu'un comportement mercenaire, il se méfie de ceux qui prétendent le servir par plaisir ou affection : « peu m'importe qu'ils m'aiment pourvu qu'ils me craignent », pourrait-on dire à la manière
de Néron dans le Britannicus de Racine.
Le despote n'est pas nécessairement un monstre sanguinaire, ni une brute pratiquant torture
et répression systématiques.
Mais il se signale essentiellement par le caractère absolu de son pouvoir.
Qu'il soit juste ou injuste relève de son bon vouloir, les sujets sont à la merci de son
arbitraire.
Le despote est maître d'un lieu et des hommes qui y vivent et non pas chef d'un peuple.
La logique de ce régime veut que l'appareil de gouvernement soit réduit à son strict minimum,
le despote déléguant aussi peu que possible; les sujets sont alors renvoyés au strict cadre de leur vie privée, se préoccupant uniquement d'avoir du pain et des jeux, ce que Montesquieu nomme
les « commodités de la vie ».
C'est pourquoi ils n'attendent rien d'autre, pour prix de leur soumission, que des moyens supplémentaires pour assurer ces dernières.
En quelque sorte, le Prince
corrompt ses sujets par le goût du lucre, il achète leur obéissance.
Ce régime, représentant le degré zéro de la vie politique (Rousseau dit qu'il y a là une foule d'esclaves et non un peuple), a au moins le mérite de ne pas courir le risque d'une décadence : on ne
peut tomber plus bas dans l'organisation d'une multitude, le déséquilibre étant d'emblée radical il n'y a pas d'équilibre fragile à maintenir.
La monarchie présente un aspect hybride, qui va se retrouver dans les gratifications à l'égard des citoyens et entraîner un risque de glissement vers le despotisme.
Ce régime fonctionne, selon la typologie de Montesquieu, grâce au principe de « l'honneur ».
De quoi s'agit-il exactement? L'honneur est lié à un « rang ».
La société monarchique est très
hiérarchisée, organisée à partir du système féodal d'allégeances successives : chaque vassal du souverain règne sur un territoire plus petit, divisé éventuellement à son tour en fiefs.
Dans bien
des monarchies (par exemple en Pologne) le régime n'est pas héréditaire mais électif : le roi peut être élu parmi les plus hauts dignitaires du régime.
La meilleure reconnaissance possible, qui
encourage les sujets à acquérir du « mérite », est l'accession à un rang plus élevé, donc à une plus grande part de pouvoir.
C'est le principe de la « distinction ».
On voit qu'ici la gratification ne
concerne pas, du moins dans un premier temps, la vie matérielle du citoyen, mais son amour-propre, sa fierté, son sens de l'honneur: donc un sentiment abstrait, spécifiquement culturel,
reposant sur un jugement de valeur.
Montesquieu pointe cependant la faiblesse de ce système : de la distinction à la prime d'argent du despote, le glissement est facile et presque nécessaire.
Montesquieu en a le spectacle sous les
yeux, puisque sous la monarchie française tout titre de noblesse est associé à une rente ou une source de revenus.
Dans le principe, le « rang » honorifique se suffit à lui-même; dans la pratique
il doit s'accompagner de signes de reconnaissance.
On doit pouvoir « tenir son rang » et traiter d'égal à égal avec ses « pairs », en ayant les moyens soit de donner des fêtes somptueuses, soit
de lever une année crédible.
On trouve ici le mélange de rivalité et de reconnaissance mutuelle caractéristique de bien des sociétés.
Or cette nécessité sociale de la fortune entraîne vite un.
repli
sur la gestion de cette dernière et sur la vie privée : c'est là, selon Montesquieu, une des causes de la décadence des Romains qui, enrichis par l'Empire, ne voulurent plus se dévouer pour la
chose publique et préférèrent se consacrer à la gestion de leur fortune.
L'État est alors perçu comme une instance gênante qui réclame des services et prélève des impôts.
Qu'en est-il de la République? Elle est censée se fonder exclusivement sur la vertu, « motif qui se suffit à lui-même, et qui exclut tous les autres ».
Qu'est-ce que la vertu, et que veut dire
Montesquieu?
La vertu, en général, est un courage moral, une ténacité dans l'action droite.
Tout moraliste sait bien que cette dernière n'est pas facile à tenir sur le long terme : il faut résister à la paresse, à la
facilité, aux tentations.
En matière de vertu politique, le bien public suppose une certaine abnégation pour ne pas s'occuper seulement de son bien privé, et une grande force d'âme pour résister
aux tentations de corruption.
Notre actualité est suffisamment riche en « affaires » pour qu'il soit facile de comprendre que le plus vertueux des hommes politiques a bien du mal à résister aux
sollicitations et aux pressions.
Même lorsqu'il ne s'enrichit pas personnellement, il a vite fait de se prêter à des irrégularités en faveur de son parti, d'une société amie, etc.
La vertu est donc une forme de courage.
Elle est un motif exclusif et auto-suffisant, car elle se définit précisément par la capacité de faire le bien pour le bien et non pour une récompense.
La
récompense de l'homme vertueux est de se savoir vertueux, c'est la « bonne conscience » du citoyen honnête.
Un certain nombre de signes symboliques marquent ce principe dans la République
française, par exemple le fait que les gouvernants n'aient pas des salaires de footballeurs, que le président fasse don à un musée des cadeaux reçus de la part de chefs d'État en visite officielle,
ou encore qu'on évite de développer le « culte de la personnalité » autour du chef de l'État.
De même, les fonctions importantes sont normalement attribuées en fonction du mérite et non du
rang, de la naissance.
Seuls sont délivrés des « témoignages de cette vertu ».
On peut penser, dans notre République, à des décorations comme la Légion d'honneur ou l'Ordre du mérité et ses
déclinaisons dans les corporations professionnelles.
Plus encore que la « distinction » monarchique comme l'ennoblissement ou l'accession à un rang de noblesse plus élevé, le « témoignage »
républicain est purement symbolique et ne s'accompagne d'aucune prérogative mais seulement de l'estime des autres citoyens, ce qui n'est pas rien.
Le besoin de témoignages n'est-il pas une entorse à l'autosuffisance de la Vertu? La vertu parfaite ne serait-elle pas celle qui demeure cachée? Ce serait une double erreur psychologique.
D'une
part, l'homme n'est pas un Dieu; le citoyen qui ne se sent pas reconnu dans son dévouement finira par douter de son utilité et par se décourager.
Nous n'avons pas d'intuition directe de notre
propre valeur et avons besoin de la reconnaissance d'autrui.
D'autre part, les témoignages sont censés désigner des citoyens à l'estime publique et en faire des modèles que les autres, également
désireux d'être reconnus et appréciés, chercheront à imiter.
Cette précision permet du même coup de comprendre pourquoi Montesquieu estime que les « grandes récompenses » sont incompatibles avec la vertu républicaine comme avec l'honneur
monarchique.
Le témoignage de reconnaissance pour la vertu doit affermir et augmenter la vertu elle-même et confirmer le citoyen dans son zèle pour la patrie : c'est une façon de lui signifier
que la société compte sur lui.
Mais une « grande récompense » fait rentrer l'action dans l'ordre marchand où tout a un prix; cet acte ressemble au changement d'esprit d'un jeu de cartes lorsqu'on
décide « d'intéresser la partie » en misant de l'argent au lieu de jouer pour le plaisir.
Conclusion
Au terme de cette analyse, on comprend que l'apogée d'un régime risque fort d'être un très fragile et éphémère point d'équilibre avant la décadence.
Ce point existe-t-il même vraiment? Trouvet-on des Républiques de gens vertueux, ou cette qualité est-elle toujours rare? Ne faut-il pas se rappeler avec La Rochefoucauld que « les bonnes intentions se perdent dans l'intérêt comme les
fleuves dans la mer » ? Faut-il avoir la nostalgie d'un âge où les citoyens se dévouaient vraiment à l'intérêt général ou affirmer que cette notion a toujours été une fiction de moraliste et qu'il
vaut mieux parier dès le départ sur l'intérêt privé et la compétition des intérêts? Le débat n'a rien perdu de son actualité..
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