Montaigne: La mort est-elle une limite à la liberté ?
Extrait du document
«
N'ayons rien si souvent en la tête que la mort.
À tous instants représentons-la à notre imagination et en tous visages.
Au broncher d'un
cheval, à la chute d'une tuile, à la moindre piqûre d'épingle, remâchons soudain : « Eh bien, quand ce serait la mort même ? » et là-dessus,
raidissons-nous et efforçons-nous.
Parmi les fêtes et la joie, ayons toujours ce refrain de la souvenance de notre condition, et nous ne
laissons pas si fort emporter au plaisir, que parfois il ne nous repasse en la mémoire, en combien de sortes cette nôtre allégresse est en
butte à la mort et de combien de prises elle la menace.
Ainsi faisaient les Égyptiens, qui, au milieu de leurs festins, et parmi leur meilleure
chère, faisaient apporter l'anatomie sèche d'un corps d'homme mort, pour servir d'avertissement aux conviés.
Omnem crede diem tibi diluxisse
supremum.
Grata superveniet, quce non sperabitur bora*.
Il est incertain où la mort nous attende, attendons-la partout.
La préméditation
[préparation par la méditation] de la mort est pré-méditation de la liberté.
Qui a appris à mourir, il a désappris à servir.
Le savoir mourir
nous affranchit de toute sujétion et contrainte.
Il n'y a rien de mal en la vie pour celui qui a bien compris que la privation de la vie n'est pas
mal.
* Horace, Épître 4 du livre 1: Imagine-toi que chaque jour est le dernier qui luit pour toi elle te sera agréable l'heure que tu n'espérais plus.
Dans cet extrait, Montaigne nous encourage à vivre dans l’ombre de la mort, non pas dans un nihilisme exacerbé, mais dans le
souci de l’existence, en conservant toujours à l’esprit notre qualité d’être pour la mort.
Plutôt que d’occulter la mort, il faut doubler chacune
de nos expériences de son spectre ; mais, loin d’être à elle-même sa propre fin, cette méditation de la mort est davantage un moyen.
En
effet, c’est par son biais que nous pouvons accéder à la liberté.
Une telle conséquence ne va évidemment pas de soi et devra être éclairée.
Le texte de Montaigne s’ouvre sur une recommandation aux accents stoïciens : « N'ayons rien si souvent en la tête que la mort.
À
tous instants représentons-la à notre imagination et en tous visages ».
Il ne faut pas cesser de penser à la mort, c’est-à-dire à notre
finitude.
L’imagination plus encore que la raison nous aide dans cette entreprise : chaque chose doit être envisagée comme l’envers d’une
mort possible, le moindre incident doit être le prétexte à maintenir éveillé en nous le spectre de la mort : « Au broncher d'un cheval, à la
chute d'une tuile, à la moindre piqûre d'épingle, remâchons soudain : "Eh bien, quand ce serait la mort même ?" et là-dessus, raidissonsnous et efforçons-nous ».
L’existence doit donc se confronter à sa propre menace ; loin de rejeter la mort, il faut se l’approprier, mais, peuton ainsi la dominer ? Rien n’est moins évident : méditer la mort nous prépare-t-il vraiment à mourir ? La mort n’est-elle pas une expérience
imprévisible ? Quelle vie anxieuse que celle vécue dans l’ombre de la mort ! En effet, l’expérience à laquelle Montaigne nous invite, loin
d’être une simple expérience de pensée, revêt une dimension existentielle.
Si Montaigne nous invite à border nos expériences de l’abîme de la mort, c’est pour gagner en sagesse, seul le sage sait en effet
que son divertissement est compté, que l’existence n’est pas synonyme d’éternité.
L’existence doit donc être vécue non pas dans l’oubli de
sa fragilité mais à l’aune de celle-ci, elle doit être vécue comme menacée.
C’est d’une véritable ascèse qu’il est question, d’une conversion
existentielle, que même les fêtes ne doivent pas compromettre : « Parmi les fêtes et la joie, ayons toujours ce refrain de la souvenance de
notre condition, et nous ne laissons pas si fort emporter au plaisir, que parfois il ne nous repasse en la mémoire, en combien de sortes cette
nôtre allégresse est en butte à la mort et de combien de prises elle la menace ».
Le plaisir ne saurait être vécu dans l’insouciance, la
méditation de la mort lui confère son épaisseur : le sage prend conscience de ce que les plaisirs sont éphémères.
Bien sûr, il ne va pas de
soi que celui qui s’astreint à un tel régime parvienne à éprouver une joie authentique : comment se divertir si tout est chargé du poids de
notre finitude ? Autrement dit, l’exercice demandé par Montaigne est loin d’être une formalité.
L’auteur trouve un modèle dans le peuple
égyptiens : « Ainsi faisaient les Égyptiens, qui, au milieu de leurs festins, et parmi leur meilleure chère, faisaient apporter l'anatomie sèche
d'un corps d'homme mort, pour servir d'avertissement aux conviés ».
La vie n’est qu’un passage, l’existence est en même temps croissance
et pourrissement, évolution et dégradation, la vie est toute entière tendue vers sa propre fin.
A en croire la citation latine choisie par
Montaigne, l’existence n’a de prix que dans une la perspective de sa négation, elle ne prend toute sa valeur que dans l’horizon de son
propre évanouissement.
Il faut s’opposer à l’arbitraire de la mort, en s’y préparant résolument : « Il est incertain où la mort nous attende,
attendons-la partout ».
Autrement dit, la mort ne doit pas nous surprendre, nous devons demeurer sous sa coupe, en l’envisageant sans
répit.
La position de Montaigne ne prend tout son sens qu’au terme de cet extrait ; en effet « la préméditation [préparation par la
méditation] de la mort est pré-méditation de la liberté.
Qui a appris à mourir, il a désappris à servir.
Le savoir mourir nous affranchit de
toute sujétion et contrainte ».
S’il nous enjoint à préparer spirituellement notre mort, ce n’est donc pas par souci morbide, mais
paradoxalement, pour nous servir dans notre vie.
En effet, méditer la mort permet à l’homme d’aborder l’existence différemment, en
concédant moins de lui-même aux autres.
La vie paraît d’autant plus précieuse qu’elle est vécue comme menacée, aussi l’homme qui en a
conscience rechigne à faire commerce de sa liberté.
C’est parce qu’il investi sa vie d’un certain sens, parce qu’il en sait la fragilité, que sa
liberté va lui sembler d’autant plus digne d’être défendue.
Une telle réaction présuppose une certaine force de caractère, c’est à celle-ci que
Montaigne nous invite, et non à épouser une attitude nihiliste.
Méditer sa mort n’est donc pas synonyme de mourir sa vie mais condition de
possibilité pour vivre une vie authentique, libre.
La dernière phrase, aussi utopique qu’elle paraisse au premier abord, reflète en réalité une
profonde vérité : « Il n'y a rien de mal en la vie pour celui qui a bien compris que la privation de la vie n'est pas mal ».
Cela signifie que
l’homme est capable de surmonter et de tolérer bien des malheurs, s’il a appris à accepter la frustration suprême de l’existence, sa propre
mort.
Son rapport à la mort commande sa relation à la vie ; il y a évidemment quelque chose de foncièrement stoïcien dans une telle
conduite.
La méditation du pire est censée nous permettre de l’apprivoiser et d’éviter de souffrir des maux du quotidien.
Le parti pris de Montaigne appelle néanmoins une remarque : il ne va pas de soi que la vie tienne son prix d’une méditation de la
mort.
Certains auteurs, au premier rang desquels on trouve Nietzsche, ont soutenu l’inverse.
Au § 278 de son livre Le Gai savoir, il se réjouit
de ce que les hommes vivent dans l’oubli de la mort et en repoussent sans cesse la pensée ; d’après lui une vie authentique ne saurait se
concilier avec une méditation sur la mort.
Vivre ce serait bien plutôt se libérer de la mort.
Freud repris l’analyse de Nietzsche en montrant que
les hommes ne peuvent logiquement vivre qu’en ne croyant pas réellement à leur propre mort.
Conclusion :
Selon Montaigne, la préparation de la mort par la méditation, laquelle demande un véritable effort spirituel, délivre à l’homme une vie
meilleure, parce qu’elle le rend capable de liberté.
L’exercice auquel nous invite Montaigne n’est donc pas morbide, il est un moyen pour se
rapporter à la vie en lui donnant plus de prix et donc en concédant moins de soi-même aux autres.
Nous pouvons remarquer que la position
de Montaigne illustre parfaitement ce que Hans Jonas appelle l’ontologie de la mort dans son livre Le Phénomène de la vie ; c'est-à-dire le fait
de n’envisager la vie que par le prisme de la mort, de lui refuser toute positivité en cela qu’on ne la conçoit que comme sans cesse menacée
par la mort..
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