Michelet écrit en 1855: "Nous avons évoqué l'histoire, et la voici partout; nous en sommes assiégés, étouffés, écrasés; nous marchons tout courbés sous ce bagage, nous ne respirons plus, n'inventons plus. Le passé tue l'avenir. D'où vient que l'art est m
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Le XIXe siècle est certainement le premier où la dimension historique envahit la conscience des écrivains et des artistes. Ce serait une grave erreur de croire que c'est le XXIXe siècle qui a inventé le genre historique sérieux. D'énormes travaux avaient dès le XVIIIe siècle mis fin à l'histoire rhétorique et ornementale (celle où, par exemple, une harangue plus ou moins imaginaire d'un général à ses troupes comptait plus qu'une étude économique des ressources d'un pays): les recherches des Bénédictins avaient contribué à donner le sens de la documentation solide, si bien qu'un Voltaire, malgré son désir d'écrire des livres d'Histoire attrayants et bien composés, fait un des tout premiers en France œuvre de savant (et avec son Essai sur les mœurs il ouvre l'histoire à l'économie). Cependant le XVIIIe siècle, préoccupé de modernité et de progrès, n'a pas encore une conscience historique très développée. Le même Voltaire qui présente une excellente fresque du Siècle de Louis XIV ne sent pas du tout le passé des peuples orientaux, fait d'énormes contresens sur la civilisation biblique antique ou sur l'Arabie de Mahomet (il voit en Mahomet un imposteur). Un Diderot n'imagine que très imparfaitement les civilisations primitives lointaines et un Rousseau, pourtant fort épris d'Histoire romaine et de couleur antique, attribue surtout aux vieux Romains sa propre misanthropie et sa propre méfiance à l'égard de la culture. Même Montesquieu, s'il démonte fort bien les mécanismes de la puissance romaine, ne s'intéresse jamais vraiment aux couleurs de la cité antique; ce qui l'intéresse, c'est plutôt d'en tirer des lois historiques et sociologiques. C'est sans doute avec Chateaubriand et les années de la Révolution française et de l'Empire que les choses vont changer rapidement. en ce sens qu'on s'intéressera au passé en ce qu'il a d'unique, d'irremplaçable, qu'il sera ressenti comme « ce que jamais on (n'a vu) deux fois ». Examiner les causes de ce renversement ne relève pas de notre propos ici. (Rappelons simplement pour information: sentiment de l'accélération du temps due aux événements politiques, références permanentes aux révolutions grecques et romaines et aux institutions romaines telles que le Consulat puis l'Empire aimaient les évoquer, impression de glissement rapide des classes sociales les unes par rapport aux autres, besoin des romantiques de se référer à la tradition nationale pour faire pièce au classicisme, développement de l'éloquence parlementaire, notamment sous la Restauration, appui systématique donné par la Monarchie de Juillet à la recherche d'archives, progrès foudroyant de certaines disciplines comme l'Égyptologie, l'Orientalisme, le Médiévisme, etc.). Ce qui nous intéresse, c'est de constater que, vers le milieu du siècle, un historien, peut-être le plus grand de son temps, est amené à porter un jugement assez sévère sur cette invasion de la méthode historique et sur ses conséquences dans la création littéraire et artistique. Examinons donc, à la lumière de ce que nous pouvons savoir de la pensée de Michelet, ce qu'il condamne, puis tâchons de préciser au nom de quelle conception personnelle Michelet porte cette condamnation et demandons-nous enfin si le XIXe siècle, notamment après 1855. doit ou non en être acquitté.
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Le XIXe siècle est certainement le premier où la dimension historique envahit la conscience des écrivains et des
artistes.
Ce serait une grave erreur de croire que c'est le XXIXe siècle qui a inventé le genre historique sérieux.
D'énormes travaux avaient dès le XVIIIe siècle mis fin à l'histoire rhétorique et ornementale (celle où, par exemple,
une harangue plus ou moins imaginaire d'un général à ses troupes comptait plus qu'une étude économique des
ressources d'un pays): les recherches des Bénédictins avaient contribué à donner le sens de la documentation
solide, si bien qu'un Voltaire, malgré son désir d'écrire des livres d'Histoire attrayants et bien composés, fait un des
tout premiers en France œuvre de savant (et avec son Essai sur les mœurs il ouvre l'histoire à l'économie).
Cependant le XVIIIe siècle, préoccupé de modernité et de progrès, n'a pas encore une conscience historique très
développée.
Le même Voltaire qui présente une excellente fresque du Siècle de Louis XIV ne sent pas du tout le
passé des peuples orientaux, fait d'énormes contresens sur la civilisation biblique antique ou sur l'Arabie de Mahomet
(il voit en Mahomet un imposteur).
Un Diderot n'imagine que très imparfaitement les civilisations primitives lointaines
et un Rousseau, pourtant fort épris d'Histoire romaine et de couleur antique, attribue surtout aux vieux Romains sa
propre misanthropie et sa propre méfiance à l'égard de la culture.
Même Montesquieu, s'il démonte fort bien les
mécanismes de la puissance romaine, ne s'intéresse jamais vraiment aux couleurs de la cité antique; ce qui
l'intéresse, c'est plutôt d'en tirer des lois historiques et sociologiques.
C'est sans doute avec Chateaubriand et les
années de la Révolution française et de l'Empire que les choses vont changer rapidement.
en ce sens qu'on
s'intéressera au passé en ce qu'il a d'unique, d'irremplaçable, qu'il sera ressenti comme « ce que jamais on (n'a vu)
deux fois ».
Examiner les causes de ce renversement ne relève pas de notre propos ici.
(Rappelons simplement pour
information: sentiment de l'accélération du temps due aux événements politiques, références permanentes aux
révolutions grecques et romaines et aux institutions romaines telles que le Consulat puis l'Empire aimaient les
évoquer, impression de glissement rapide des classes sociales les unes par rapport aux autres, besoin des
romantiques de se référer à la tradition nationale pour faire pièce au classicisme, développement de l'éloquence
parlementaire, notamment sous la Restauration, appui systématique donné par la Monarchie de Juillet à la recherche
d'archives, progrès foudroyant de certaines disciplines comme l'Égyptologie, l'Orientalisme, le Médiévisme, etc.).
Ce
qui nous intéresse, c'est de constater que, vers le milieu du siècle, un historien, peut-être le plus grand de son
temps, est amené à porter un jugement assez sévère sur cette invasion de la méthode historique et sur ses
conséquences dans la création littéraire et artistique.
Examinons donc, à la lumière de ce que nous pouvons savoir
de la pensée de Michelet, ce qu'il condamne, puis tâchons de préciser au nom de quelle conception personnelle
Michelet porte cette condamnation et demandons-nous enfin si le XIXe siècle, notamment après 1855.
doit ou non
en être acquitté.
I Explication : ce que Michelet condamne
1 L'Histoire comme science, celle qui procède uniquement par accumulation de documents.
Michelet condamne
l'historien qui se refuse à juger tant qu'il n'a pas tout lu, qui se laisse noyer par ses fiches et n'ose pas écrire soit
qu'il n'ait pas assez de fiches soit qu'il en ait trop, cf.
à cet égard l'amusant passage de Péguy dans Clio (Œuvres en
prose, 1909-1914, Pléiade, p.
242 sqq.) où l'auteur se moque de ces historiens à qui il faut une vie pour faire
l'histoire d'une heure et raille ce qu'il appelle « l'épuisement indéfini du détail ».
En un sens, estime-t-il, l'histoire se
fait « contre les documents » parce qu'au moment où l'on écrit l'histoire, il y a une rupture, une solution de
continuité avec ce qu'apporte le document; tous les documents du monde ne peuvent pas en tant que tels aboutir
à une ligne d'histoire : « l'histoire se fait parmi les documents que l'on a, elle se fait avec, entre, contre, autour, audessus, au-dessous, des documents que l'on a, comme on peut.
» En effet, toutes les idées et tous les jugements
par lesquels on regroupera les documents ne sont pas le produit direct de ces documents.
C'est pourquoi Michelet,
qui pourtant se pique toujours de grands scrupules documentaires, s'irrite contre le côté assiégeant, étouffant,
écrasant des historiens qui font de l'histoire une science où tout partirait des faits et reviendrait aux faits.
Comme
Renan, Michelet pense qu'on ne peut écrire l'histoire qu'en sollicitant légèrement les textes.
Et en 1855 son irritation
s'avive des progrès mêmes des sciences historiques; la génération de 1850 est scientifique au sens philosophique du
mot, voir la Préface (1852) de Leconte de Lisle aux Poèmes antiques (cf.
XIXe Siècle, p.
374) où il dit vouloir unir
l'art et la science, c'est-à-dire la poésie et les sciences historiques, la documentation philologique.
C'est l'époque où
naît la critique textuelle, tant raillée par Péguy, toujours dans Clio, parce qu'elle aboutit, sous prétexte « d'établir »
le texte, à ne jamais le comprendre ni le juger.
2 L'Histoire comme mort de la liberté.
Même si, surmontant ses scrupules, l'historien arrive à écrire son livre, il fait
courir un autre danger à la libre création : il encombre l'esprit humain de souvenirs qui lui donnent l'impression que
toute sa destinée s'est jouée dans son passé et qu'il n'a plus d'avenir.
La mémoire devient ainsi ce que Péguy
appelait un terrible impedimentum: Péguy, qui estimait que manquer de mémoire est peut-être le secret du génie
(cf.
Les Textes littéraires généraux, n° 16), transpose cette critique sur le plan de l'humanité ou des nations : en
développant leur mémoire collective, l'historien les entrave, les vieillit.
Certes Michelet ne pousse sans doute pas
aussi loin que Péguy le paradoxe, mais, en homme de plus de 50 ans, né à la fin du XVIIIe siècle, il sait sans doute
trop combien les plus graves bouleversements du XIXe siècle se sont souvent faits pour retrouver un passé
encombrant : le Grand Empire napoléonien ou les souvenirs de Rome, la Restauration ou les souvenirs de l'Ancien
Régime, la politique des nationalités ou les souvenirs du moyen âge, etc.
Sans doute Michelet ne condamne pas
tous ces souvenirs par lesquels un peuple se fait ou se refait une âme, mais il voudrait bien que l'histoire ne
dissimule pas à un peuple qu'il a toujours à inventer son avenir et qu'il ne croie pas à une quelconque fatalité dans
ses données historiques ou géographiques.
3 L'Histoire et le devenir.
Plus particulièrement en 1855, Michelet s'inquiète des nouvelles philosophies de l'Histoire
qui semblent davantage encore mettre l'accent sur la fatalité par rapport à la liberté : de plus en plus en effet,.
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