Merleau-Ponty: La perception d'autrui
Extrait du document
Il n'est pas vraiment possible ni intéressant de diviser ce texte en « parties » bien distinctes : il est d'un seul tenant et propose moins une démonstration argumentée qu'une évocation. On peut cependant repérer trois points forts : la perception d'autrui doit beaucoup au langage; qui constitue un monde commun ; au sein duquel se déroulent l'échange et la promotion réciproque de nos pensées.
«
" Il y a un objet culturel qui va jouer un rôle essentiel dans la
perception d'autrui : c'est le langage.
Dans l'expérience du dialogue, il
se constitue entre autrui et moi un terrain commun, ma pensée et la
sienne ne font qu'un seul tissu, mes propos et ceux de l'interlocuteur
sont appelés par l'état de la discussion, ils s'insèrent dans une
opération commune dont aucun de nous n'est le créateur.
[...] Nous
sommes l'un pour l'autre collaborateurs dans une réciprocité parfaite,
nos perspectives glissent l'une dans l'autre, nous coexistons à travers
un même monde.
Dans le dialogue présent, je suis libéré de moimême, les pensées d'autrui sont bien des pensées siennes, ce n'est
pas moi qui les forme, bien que je les saisisse aussitôt nées ou que je
les devance, et même, l'objection que nie fait l'interlocuteur m'arrache
des pensées que je ne savais pas posséder, de sorte que si je lui prête
des pensées, il me fait penser en retour.
" Merleau-Ponty
Introduction
Dans l'expérience malheureuse du « dialogue de sourds », deux personnes qui
se parlent semblent pourtant demeurer enfermées dans leur point de vue
propre qui demeure imperméable à celui de l'autre.
Certains penseurs ont cru
pouvoir étendre cette situation à toutes nos relations avec autrui pour
donner l'image d'une incommunicabilité générale.
Merleau-Ponty nous propose au contraire une évocation du dialogue comme expérience essentielle de la réciprocité,
de la communauté avec autrui, qui justifie le fait qu'autrui ne m'apparaisse pas comme un objet parmi les autres
mais bien comme un semblable.
Nous verrons comment cette expérience du dialogue produit non seulement un
échange, mais également une promotion réciproque des consciences qui s'enrichissent mutuellement.
Étude ordonnée et intérêt philosophique
La première phrase nous renseigne à la fois sur le thème et sur la problématique du texte.
Il s'agit du langage, mais
dans une perspective bien déterminée : celle de la perception d'autrui.
Le langage n'est pas désigné ici comme une
faculté de l'esprit humain, comme une capacité exercée à la première personne; il est d'emblée présenté comme un
« objet culturel », c'est-à-dire situé dans un horizon collectif.
Le langage apparaît toujours sous la forme concrète
d'une langue déterminée, parlée par une communauté humaine.
Et c'est avant tout comme membre de cette
communauté que m'apparaît autrui.
Or je ne perçois autrui comme semblable parlant la même langue que moi qu'à travers l'expérience du dialogue : c'est
elle que Merleau-Ponty va évoquer comme le moment fondateur de la communauté entre autrui et moi.
L'intérêt
philosophique des lignes qui suivent réside avant tout dans l'effacement relatif des personnes à travers le dialogue.
Il ne s'agit plus de réfléchir à la première personne sur la façon dont mes idées peuvent être formulées par le
langage, mais de saisir le moment interpersonnel en tant que tel, le moment qui fait qu'il n'y a plus deux sujets
juxtaposés mais véritablement un espace de communication.
_
Merleau-Ponty tait surgir cette idée à travers une série d'expressions : « terrain commun », « un seul tissu », «
opération commune ».
Ce qui ressort, c'est l'unité qui s'oppose à la pluralité des interlocuteurs.
Il faut au moins deux
personnes pour dialoguer, mais il y a bien un dialogue commun à tous les participants.
L'image du tissu est parlante
car elle évoque l'entrelacement de différents fils — parler du « fil de la conversation » serait donc une image trop
simplifiée.
On voit que le détour par ces métaphores est nécessaire, car l'attention est souvent concentrée sur le rapport de
chaque sujet à ses propres idées.
Or l'échange des idées devient alors problématique : si chacun est enfermé dans
sa sphère de pensée, comment comprendre la possibilité du dialogue? Leibniz allait même jusqu'à proposer la
représentation d'un univers composé de « monades », esprits fermés sur eux-mêmes et sans communication entre
eux mais coordonnés par leur créateur divin.
À la conception monadologique, Merleau-Ponty oppose l'idée d'une « opération commune » dont aucun des
interlocuteurs ne peut revendiquer la paternité : chacun participe, l'échange n'est à personne.
C'est d'ailleurs la
raison pour laquelle un tiers peut suivre la conversation et y intervenir pour enrichir encore l'échange.
C'est
également pour cette raison que Socrate pouvait définir le dialogue comme une marche en commun de deux
personnes cherchant la même chose qui n'appartient à personne, la vérité, plutôt que comme un combat entre deux
personnes cherchant à se faire valoir.
Le dialogue socratique est peut-être le meilleur exemple de l'échange évoqué
par Merleau-Ponty.
L'idée de création d'un terrain commun est ensuite enrichie par la notion de réciprocité dans le mouvement de la
pensée : « nous sommes l'un pour l'autre collaborateurs dans une réciprocité parfaite, nos perspectives glissent
l'une dans l'autre ».
Cette phrase appelle une explication et un commentaire.
Ce glissement c'est le mouvement par lequel les pensées d'autrui sont intégrées aux miennes et les transforment.
Lorsque mon interlocuteur vient de parler, je modifie souvent la phrase que j'avais préparée au début : ce qu'il a dit
rend obsolète ma pensée antérieure, je la reformule en y intégrant ce que je viens d'entendre.
La réciprocité est-elle cependant toujours « parfaite » ? Merleau-Ponty évoque ici la situation de dialogue idéale,
mais nous faisons souvent l'expérience d'un déséquilibre dans le « glissement » : parfois l'un des interlocuteurs
domine l'autre par sa compétence ou son talent de persuasion, et alors c'est essentiellement son discours qui glisse
dans la conscience de l'interlocuteur qui demeure sans voix ou se contente d'acquiescer.
Même sans aller jusqu'à.
»
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