Merleau-Ponty
Extrait du document
«
" Les mêmes dépendances historiques qui interdisent au philosophe de
s'arroger un accès immédiat à l'universel ou à l'éternel interdisent au
sociologue de se substituer à lui dans cette fonction, et de donner valeur
d'ontologie à l'objectivation scientifique du social.
Le sens le plus profond
du concept d'histoire n'est pas d'enfermer en un point du temps et de
l'espace le sujet pensant : il ne peut apparaître ainsi qu'au regard d'une
pensée elle-même capable de sortir de toute localité et de toute
temporalité pour le voir en son lieu et en son temps.
Or, c'est justement
le préjugé d'une pensée absolue que le sens historique discrédite.
Il n'est
pas question, comme le fait l'historicisme, de transférer simplement à la
science le magistère qu'on refuse à a philosophie systématique.
Vous
croyez penser pour toujours et pour tout le monde, dit le sociologue au
philosophe, et, en cela même, vous ne faites qu'exprimer les préjugés ou
les prétentions de votre culture.
C'est vrai, mais ce n'est pas moins vrai
du sociologue dogmatique que du philosophe.
Lui-même, qui parle ainsi,
d'où parle-t-il ? Cette idée d'un temps historique qui contiendrait les
philosophes comme une boîte contient un objet, le sociologue ne peut la
former qu'en se plaçant à son tour hors de l'histoire et en revendiquant le
privilège du spectateur absolu.
En réalité, c'est la conception même des
rapports de l'esprit et de son objet que la conscience historique nous
invite à remanier.
" Merleau-Ponty
La question
L'émergence des sciences humaines rend-elle caduque toute prétention de la philosophie à la vérité ? Le problème est
déjà que les sciences humaines empiètent sur ce qui aurait pu sembler le domaine réservé de la philosophie.
C'est, par
exemple, au physicien qu'il appartient de déterminer les lois qui régissent le monde visible.
Ceci n'est pas véritablement
menaçant pour la philosophie dans la mesure où il reste en dehors du champ de la physique bien des questions offertes
à la spéculation.
Mais que va-t-il rester si l'homme lui-même et ses comportements deviennent objets de science ? La
philosophie n'est-elle pas alors chose du passé, appelée à se retirer devant les progrès de la science ? Qui donc doit
avoir la suprématie, du philosophe ou du scientifique ? Mais ce problème en cache un autre : la discipline véritablement
souveraine est celle qui peut dire quelle est la vérité de l'autre.
Cet argument a souvent été utilisé pour défendre la
philosophie, seule capable de réfléchir sur elle-même et sur les autres sciences, alors que le mathématicien ou le
biologiste, par exemple, n'ont rien à dire sur la philosophie.
Or, les sciences humaines, et plus particulièrement la
sociologie, se prononcent sur la philosophie, qui n'est qu'un cas particulier des comportements sociaux, et visent à
mettre en évidence les raisons qui ont déterminé l'avènement de telle ou telle pensée.
Tel est le contexte qui
commande la réflexion de Merleau-Ponty, qui se fait ici le défenseur du droit de penser librement, sans se soumettre à
l'autorité des savants.
Signalons que pour procéder à l'explication, nous userons de la possibilité qui est donnée de bousculer l'ordre du texte.
Ce n'est pas toujours à recommander, loin de là, mais il faut aussi adapter ses méthodes au texte et à ce que l'on
souhaite en dire, et, encore une fois, ce n'est pas interdit.
Pour comprendre le texte
Entre le sociologue et le philosophe, le malentendu est possible, voire probable.
En effet, nous avons là deux
approches totalement différentes des mêmes réalités.
L'approche sociologique est scientifique, et donc porte en elle la
valeur et les limites de la science.
Elle se veut objective, prudente, neutre d'un point de vue axiologique, et tend à
déterminer les lois qui permettent de comprendre les comportements humains à partir de la mise en évidence des
mécanismes sociaux qui les engendrent.
En revanche, elle implique aussi, semble-t-il, le renoncement à une prétention,
celle de dire le réel, ou l'essence de l'humanité, tels qu'ils seraient de toute éternité.
Or, n'est-ce pas cette prétention qui caractérise le philosophe ? « Vous croyez penser pour toujours et pour tout le
monde, dit le sociologue au philosophe ».
En effet, qu'est-ce qu'une vérité philosophique si ce n'est une vérité
universelle ? Or, parmi ses découvertes, la sociologie met en évidence le rôle souvent caché des préjugés culturels.
Il
n'est pas facile de saisir ce qui, dans sa pensée, sous couvert de normalité, a une origine purement culturelle.
Il est
facile de dénoncer les préjugés des autres, et par exemple il n'y a pas grand mérite de nos jours à contester la célèbre
affirmation d'Aristote selon laquelle c'est par nature qu'il y a des esclaves.
Mais la grande illusion n'est-elle pas en
cette matière de croire qu'il y a eu des préjugés mais qu'il n'y en a plus, ou pour dire les choses plus précisément que
nous pouvons parvenir à énoncer des vérités valables en tous temps et en tous lieux ? Cela paraît très peu probable si
ces vérités doivent concerner la vie des sociétés humaines.
Ainsi donc, tout philosophe est tributaire de sa culture et pense avec son temps, même quand il croit penser contre
son temps.
Telle est l'accusation adressée par la science à la philosophie, accusation qui interdit au philosophe de
prétendre se placer à un point de vue plus élevé d'où il pourrait juger toute chose, jusqu'aux acquis de la science ellemême.
Or, cette accusation est grave en ceci qu'on voit mal ce qu'il peut rester à la philosophie une fois établie son
impuissance à penser de façon universelle.
Si l'on va jusqu'au bout de l'idée, cela revient à dire qu'il faut supprimer la
philosophie pour la remplacer par l'étude objective et relative à la fois des faits humains, en bref par les sciences
humaines.
Pour réfuter cette accusation, Merleau-Ponty la retourne d'abord contre son auteur.
Le sociologue lui-même, à son.
»
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