Merleau-Ponty
Extrait du document
Un bébé de quinze mois ouvre la bouche si je
prends par jeu l'un de ses doigts entre mes dents et que je fasse mine
de le mordre. Et pourtant, il n'a guère regardé son visage dans une
glace, ses dents ne ressemblent pas aux miennes. C'est que sa propre
bouche et ses dents, telles qu'il les sent de l'intérieur, sont
d'emblée pour lui des appareils à mordre, et que ma mâchoire, telle
qu'il la voit du dehors, est d'emblée pour lui capable des mêmes
intentions. La «morsure» a immédiatement pour lui une signification
intersubjective. Il perçoit ses intentions dans son corps, mon corps
avec le sien, et par là mes intentions dans son corps.
(...) En tant
que j'ai des fonctions sensorielles, un champ visuel, auditif,
tactile, je communique déjà avec les autres, pris aussi comme sujets
psychophysiques. Mon regard tombe sur un corps vivant en train d'agir,
aussitôt les objets qui l'entourent reçoivent une nouvelle couche de
signification: ils ne sont plus seulement ce que je pourrais en faire
moi-même, ils sont ce que ce comportement va en faire. Autour du corps
perçu se creuse un tourbillon où mon monde est attiré et comme aspiré:
dans cette mesure, il n'est plus seulement mien, il ne m'est plus
seulement présent, il est présent à x, à cette autre conduite qui
commence à se dessiner en lui. Déjà l'autre corps n'est plus un
simple fragment du monde, mais le lieu d'une certaine élaboration et
comme d'une certaine «vue» du monde. Il se fait là-bas un certain
traitement des choses jusque-là miennes. Quelqu'un se sert de mes
objets familiers. Mais qui? Je dis que c'est un autre, un second moi-
même et je le sais d'abord parce que ce corps vivant a même structure
que le mien. J'éprouve mon corps comme puissance de certaines
conduites et d'un certain monde, je ne suis donné à moi-même que comme
une certaine prise sur le monde; or c'est justement mon corps qui
perçoit le corps d'autrui et il y trouve comme un prolongement
miraculeux de ses propres intentions, une manière familière de traiter
le monde ; désormais, comme les parties familières de mon corps forment
un système, le corps d'autrui et le mien sont un seul tout, l'envers
et l'endroit d'un seul phénomène et l'existence anonyme dont mon
corps est à chaque moment la trace habite désormais ces deux corps à la
fois.
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