Mathématiques et expérience
Extrait du document
«
Position de la question.
Les Mathématiques sont des « sciences rationnelles », portant sur des notions idéales.
Pourtant
elles s'appliquent à l'expérience.
Comment cela est-il possible ?
I.
Action de l'expérience sur les Mathématiques.
Le fait paraîtra moins paradoxal si, au lieu de considérer les Mathématiques toutes faites, dans leur systématisation
déductive, on les étudie dans leur formation.
A.
— DONNEES HISTORIQUES.
1° L'histoire des sciences nous montre que les Mathématiques, avant de devenir une
science rationnelle, ont traversé toute une phase empirique.
— 2° Même dans les Mathématiques constituées, l'expérience
joue encore un rôle important dans la découverte.
L'intuition sensible, affirme H.
POINCARE (La Valeur de la science, p.
34),
est «l'instrument le plus ordinaire de l'invention ».
Au XVIIe siècle, c'est en pesant deux lames de même matière et de
même épaisseur que Galilée trouva que l'aire de la cycloïde est triple de celle du cercle générateur ; au xviiie, c'est
empiriquement qu'Euler découvrit que tout nombre pair est la somme de deux nombres premiers.
Aujourd'hui encore, ce
sont fréquemment les besoins des Sciences expérimentales, en particulier de la Physique, qui amènent les mathématiciens
à créer des formes mathématiques nouvelles.
« L'étude approfondie de la nature, disait le mathématicien J.-B.
FOURIER,
est la source la plus féconde des découvertes mathématiques.
» — 3° L'expérience a même joué un rôle dans la
démonstration.
Non seulement, à, l'origine, les propositions mathématiques furent empiriquement constatées avant d'être
rationnellement démontrées.
Mais l'expérience a aidé à poser les principes : c'est ainsi que les postulats classiques qu'on
avait pris longtemps pour des nécessités rationnelles sont plutôt des hypothèses expérimentales, correspondant aux
conditions moyennes de l'expérience humaine ordinaire.
La démonstration elle-même ne serait, si l'on en croit GOBLOT,
que la transposition sur le plan purement mental d'opérations empiriques qui furent autrefois exécutées manuellement.
Il
arrive d'ailleurs que, lorsqu'il s'agit des premières notions, la démonstration conserve un « caractère expérimental et
intuitif ».
C'est ce que fait remarquer F.
GONSETH, dans Les fondements des mathématiques à propos de la démonstration
donnée par LEGENDRE de l'existence et de l'unicité de la perpendiculaire à une droite en un point.
Cette démonstration
(qui est celle que donnent habituellement les traités élémentaires de géométrie) repose, comme on sait, sur la
considération des différentes positions d'une oblique par rapport à la droite.
Ici, remarque GONSETH (OUV.
cité, p.
3-4),
«nous raisonnons dans le sensible et non dans l'abstrait...
Cette démonstration est une simple description, à peine
idéalisée, d'une expérience physique ».
B.
— INTERPRETATION.
Mais comment doit-on interpréter ces données historiques ? — 1° On sait que les empiristes, tels
que J.
Stuart MILL, tout en accordant qu'il n'y a « pas de choses réelles exactement conformes aux définitions
géométriques », ont admis que les notions mathématiques étaient « de simples copies », mais « des copies partielles »
des objets donnés dans l'expérience sensible, résultant de ce que l'homme a le pouvoir de « faire attention à une partie
seulement » de ses perceptions, de parler, par exemple, d'une ligne « comme si » elle n'avait pas de largeur, bien qu'il lui
soit impossible de se faire une image d'une telle ligne.
Ici comme dans toutes ses inter-prétations, l'empirisme réduit donc
le rôle de l'esprit à un rôle d'enregistrement purement passif des données extérieures.
2° Mais une telle conception ne saurait être acceptée, a) Elle fausse le rôle de l'expérience dans la formation de la pensée
mathématique.
Ici, pas plus qu'ailleurs, il ne saurait être question d'une expérience passive.
En réalité, ce sont des
techniques, donc une expérience active, qui ont été à l'origine des diverses branches des Mathématiques : la Géométrie
est née de l'arpentage, l'Arithmétique du calcul pour les besoins du commerce, etc.
— b) D'autre part, si l'expérience a été
le point de départ indispensable, la pensée mathématique est allée en s'en écartant de plus en plus.
Elle a reconstruit les
notions tirées du sensible sur le plan purement intelligible, et alors, comme le dit H.
POINCARE (La Valeur de la science, p.
28), « on a décintré, pour ainsi dire ; on a rejeté la représentation grossière qui avait momentanément servi d'appui ; il
n'est plus resté que la construction elle-même, irréprochable aux yeux du logicien ».
Il arrive même que le mathématicien
crée des formes purement idéales, dont on découvre seulement ensuite que « certains aspects de la réalité expérimentale
viennent s'y mouler ».
Ainsi, «l'expérience joue un rôle indispensable dans la genèse de la géométrie [et des autres
branches des Mathématiques] ; mais ce serait une erreur d'en conclure que la géométrie est une science expérimentale,
même en partie.
Si elle était expérimentale, elle ne serait qu'approximative et provisoire.
Et quelle approximation grossière
! » La géométrie a, en réalité, pour objet certains « solides idéaux » et « la notion de ces corps idéaux est tirée de toutes
pièces de notre esprit ; l'expérience n'est qu'une occasion qui nous engage à l'en faire sortir » (POINCARE, La Science et
l'hypothèse, p.
90).
II.
Application des Mathématiques à l'expérience.
A.
— Nous comprenons mieux maintenant comment les Mathématiques peuvent s'appliquer à l'expérience et comment elles
sont devenues les auxiliaires indispensables des Sciences expérimentales : elles sont, dit H.
POINCARE, « le seul langage
que celles-ci puissent parler ».
Les lois physiques ont ainsi pris la forme de relations fonctionnelles entre certaines
variables ou bien de liaisons stochastiques relevant du calcul des probabilités.
Les Mathématiques peuvent même être
instrument de découverte, comme lorsque Le Verrier découvrit par le calcul la planète Neptune ou encore lorsqu'un écart
entre les résultats du calcul et l'expérience font découvrir un phénomène ignoré.
B.
— II importe de préciser cependant que, dès qu'elles sont appliquées à l'expérience, les Mathématiques perdent leur
caractère de rigoureuse exactitude.
Toute mesure étant nécessairement approchée, « pour autant que les propositions
mathématiques se rapportent à la réalité, elles ne sont pas certaines [disons plutôt : exactes] ; pour autant qu'elles sont
certaines, elles ne se rapportent pas à la réalité » (EINSTEIN).
Conclusion.
L'expérience a été le point de départ de la pensée mathématique.
Mais, à partir de là, celle-ci s'est
développée de façon autonome sur le plan de l'intelligible pur.
Il se trouve que, même sous cette forme et compte tenu de
la distance qui sépare l'intelligible du sensible, elle se révèle d'une fécondité remarquable pour la connaissance du monde
de l'expérience..
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