Matérialiser l’esprit, est-ce le dégrader ?
Extrait du document
«
VOCABULAIRE:
ESPRIT: Du latin spiritus, «souffle» (qui anime la matière).
* Dans la langue religieuse (le Saint-Esprit), le souffle ou le principe divin.
* Par opposition au corps : principe individuel de la pensée,
conscience.
* Par opposition à la matière : le monde de la pensée, la réalité spirituelle.
* Chez Hegel, l'Esprit (avec une majuscule) est le principe rationnel qui gouverne le monde.
Le problème de la valeur
Mais, si la matière est première, l'esprit est-il second sous tout rapport ? L'explication de l'origine matérielle de l'esprit est-elle aussi sa
dévaluation ?
Le matérialisme discrédite-t-il tout le spirituel (morale, culture, art...) et tend-il à célébrer la matière comme la seule valeur ? Mais sans
l'esprit, la matière vaudrait-elle quelque chose ?
La réponse de Marx et Engels
L'esprit est la matière la plus élevée
" Tout au contraire de la philosophie [...] qui descend du ciel sur la terre, on s'élève ici de la terre au ciel
[...].
" K.
Marx et F.
Engels, L'Idéologie allemande (1845-1846), I.
Problématique
Faut-il accorder le primat à l'esprit ou à la matière ? Le primat de la matière empêche-t-il la primauté de
l'esprit ?
Explication
Infrastructure et superstructure
Marx et Engels dénoncent la conception idéaliste de l'esprit comme principe premier.
Que l'esprit mène le
monde, que la conscience détermine l'existence des individus, c'est bien ce que les hommes pensent
d'eux-mêmes, — mais non ce qui est réellement.
« Ce n'est pas la conscience qui détermine la vie, c'est
la vie qui détermine la conscience », affirment Marx et Engels.
L'esprit est déterminé par ses conditions
matérielles d'existence : l' infrastructure économique (forces productives et rapports de production, dans
un certain état de développement historique) conditionne le développement de la vie sociale, politique
et culturelle, c'est-à-dire des superstructures par lesquelles les hommes prennent conscience d'eux-mêmes.
« Ce n'est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience» : critique de l'homme abstrait des philosophies
traditionnelles; les idées des hommes s'expliquent par leurs conditions matérielles.
L'homme entretient avec ses semblables des rapports
économiques dans la domestication de la nature, des rapports d'intérêts, mais si cette vérité n'apparaît pas, c'est qu'elle est travestie en
problèmes juridiques, religieux ou politiques par la classe dominante et s e s idéologues.
La situation des h o m m e s et leurs rapports
mutuels sont le résultat des conditions historiques et non d'un quelconque destin ou d'une nature humaine toujours identique à ellemême.
Il faut donc saisir l'homme concret, aliéné d'abord sur le plan matériel puisque son travail est asservi et exploité, aliéné aussi sur
le plan spirituel, dépossédé qu'il est des réalisations culturelles de l'humanité.
Il faut donc critiquer la philosophie idéaliste qui a véhiculé
depuis l'antiquité cette image creuse et vide d'un homme séparé de son existence réelle.
La critique des idées, cependant, ne suffit pas,
c'est l'ordre social qu'il faut transformer afin de supprimer toutes les conditions qui font de l'homme un être avili et méprisé.
L'idéologie et la pratique
Mais cette conscience est déformée ou idéologique.
L'idéologie est l'ensemble des représentations déterminées inconsciemment par
l'infrastructure à titre de justification, c'est-à-dire pour favoriser les intérêts de la classe dominante en imposant à la classe dominée une
vision faussée de la réalité.
En occultant les processus de domination, l'idéologie empêche de s'y opposer.
L'idéologie des idéalistes est la
croyance illusoire selon laquelle la réalité est engendrée par un monde idéal.
Or, en croyant que les idées mènent le monde et en
cherchant à n'agir que sur l'esprit, « ils ne luttent aucunement contre le monde réellement existant ».
On ne peut au contraire changer
l'esprit qu'en transformant la réalité socio-économique : en s'élevant, par la pratique, de la terre au ciel.
En ce sens, le matérialisme est
un combat pour l'esprit.
Primat de la matière, primauté de l'esprit
Pour le matérialisme, l'esprit n'est pas un principe, mais s'explique par autre chose que lui-même : il est l'effet ou le résultat de processus
matériels économiques (Marx), mais aussi atomiques (Épicure), pulsionnels et sexuels (Freud), cérébraux (neurosciences)...
Le supérieur
s'explique alors par l'inférieur.
Mais le primat de la matière (comme cause) n'empêche nullement la primauté de l'esprit (comme valeur).
En effet que l'esprit soit déterminé par la matière n'est pas une raison pour désirer se vautrer régressivement dans un matérialisme
vulgaire.
Que le supérieur (l'esprit) s'explique donc par l'inférieur (la matière) n'empêche nullement de désirer le supérieur — cela permet
même de savoir pourquoi on le préfère.
L'esprit comme valeur
Désirer l'esprit, c'est désirer la conscience, la mémoire, l'anticipation de l'avenir, le choix, la liberté, la pensée.
Or, ce désir n'a lieu qu'avec
l'esprit.
La matière, elle, ne désire pas l'esprit : elle le produit comme une nouveauté, mais ne s'en soucie pas et le fera d'ailleurs bientôt
périr (la mort est certaine).
« L'esprit n'est lui-même que le produit le plus élevé de la matière », écrit Engels.
Mais cette ascension de
l'inférieur au supérieur tient essentiellement à notre désir et à notre volonté : « Qu'un instant l'effort se relâche, que le désir se fatigue ou
se lasse...
on n'a plus qu'un "matérialisme” vulgaire, plat, avachi, un matérialisme qui redescend — et qui ne saurait par conséquent être
philosophique », estime André Comte-Sponville..
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