MARC AURÈLE (121-180)
Extrait du document
«
Dusses-tu vivre trois mille ans et autant de fois dix mille ans, souviens-toi pourtant que personne ne perd une
autre vie que celle qu'il vit, et qu'il n'en vit pas d'autre que celle qu'il perd.
Donc le plus long et le plus court
reviennent au même.
Car le présent est égal pour tous ; est donc égal aussi ce qui périt ; et la perte apparaît
ainsi comme instantanée ; car on ne peut perdre ni le passé ni l'avenir ; comment en effet pourrait-on vous
enlever ce que vous ne possédez pas ? Il faut donc se souvenir de deux choses : l'une que toutes les choses
sont éternellement semblables et recommençantes, et qu'il n'importe pas qu'on voie les mêmes choses pendant
cent ou deux cents ans ou pendant un temps infini ; l'autre qu'on perd autant, que l'on soit très âgé ou que l'on
meure de suite : le présent est en effet la seule chose dont on peut être privé, puisque c'est la seule qu'on
possède, et que l'on ne perd pas ce que l'on n'a pas.
La question
La mort est-elle un mal ? Elle est en tous cas redoutée et l'on préfère parfois ne pas y penser.
Toutefois refouler
une idée désagréable ne fait souvent que renforcer l'angoisse, aussi est-il peut-être préférable d'essayer de
regarder la mort en face.
Cette stratégie de lucidité, adoptée ici par Marc Aurèle, permet de chasser les craintes
irrationnelles.
Au fond, que perdons-nous quand nous perdons la vie ? Si l'on exclut de ce bilan tout ce qui n'est
que virtualité, tous les espoirs mal définis placés dans l'avenir, il ne reste plus grand chose.
Ce texte permet donc
d'apaiser l'âme inquiète et de lui redonner courage.
Toutefois, le raisonnement seul suffit-il à donner cette force
d'âme nécessaire pour envisager son propre anéantissement avec sérénité ?
Pour comprendre le texte
La crainte de la mort s'accompagne tout naturellement de l'espérance de longévité, à la fois parce que l'on
souhaite retarder l'échéance et parce que l'amour de la vie pousse à désirer qu'elle se prolonge le plus possible.
Mais l'espoir et la crainte ne sont que les deux versants d'une même réalité, fondée sur l'incertitude de l'avenir, si
bien que chacun des deux se nourrit de l'autre.
Comme on espère vivre longtemps, on s'effraie de savoir qu'il y a
de toutes façons un terme à la vie, et qu'on peut même l'estimer quantitativement en comptant
approximativement le nombre d'années qui restent à vivre.
Marc Aurèle, méditant sur la mort en se parlant à luimême, feint alors de donner satisfaction à cette espérance de longue vie, au-delà même de ce qui est possible, «
trois mille ans et autant de fois dix mille ans ».
N'est-ce pas là le voeu que formerait tout homme en priorité s'il
n'était retenu par les frontières du possible : pouvoir vivre aussi longtemps qu'il le souhaite ?
Or, la satisfaction d'un tel voeu serait dérisoire, et mourir ne serait ni plus facile à accepter ni plus difficile.
«
Personne ne perd une autre vie que celle qu'il vit ».
Cette phrase apparaît comme une évidence, voire un truisme.
Elle n'est pourtant pas sans contenu, car la prendre au sérieux et la méditer (« souviens-toi », dit le texte)
permet de chasser de son esprit tout ce qui relève de l'imaginaire.
On s'afflige généralement davantage de la mort
d'un jeune homme que de celle d'un vieillard, et ce pour trois raisons que le texte n'évoque pas directement mais
que l'on peut confronter à sa logique.
Tout d'abord, on s'imagine que le vieillard a sur le jeune homme la supériorité de l'esprit que confèrent la maturité
et la diminution des passions, supériorité qui se traduit par une sérénité face au destin, et en particulier face à la
mort.
Or, il n'est pas du tout certain que ce stéréo-type soit conforme en tous points à la réalité, et les vieillards
peuvent être les plus démunis moralement.
Mais surtout, si l'on admet l'idée, il s'ensuit que ce qui est la cause de
la crainte de la mort relève non pas de ce qu'elle est en soi, objectivement, mais bien de la façon dont l'esprit
l'appréhende.
Si donc le stéréotype est vrai, imitons la sagesse du vieillard sans attendre d'avoir son âge.
Ensuite, on trouvera que le vieillard a assez vécu, alors que le jeune homme pouvait légitimement espérer
connaître bien d'autres choses de la vie.
C'est à ce second argument que répond directement la démonstration de
Marc Aurèle.
La fin du texte reprend la même idée en la formulant plus explicitement : « le présent est en effet la
seule chose dont on peut être privé ».
Ce que ne connaîtra jamais le jeune homme trop tôt disparu n'a pas plus
de réalité que les trois mille ans et autant de fois dix mille ans évoqués plus haut.
C'est donc quelque chose
d'imaginaire que la mort vient ôter, et il ne faudrait pas plus s'en plaindre que l'on ne se plaint de ne pouvoir
réaliser ses rêves.
N'est-ce pas cela d'ailleurs qu'apporte la maturité de l'esprit, savoir renoncer à l'impossible ?
Enfin, on dira que la mort du vieillard est dans l'ordre des choses, et que le déclin de la vie qui la précède en est
la preuve, ce qu'on ne saurait soutenir quand la mort frappe un être jeune.
Pour répondre à cet argument, il faut
se référer à un principe fondamental du stoïcisme, qui constitue l'arrière-plan de la démonstration de Marc Aurèle,
même s'il ne le mentionne pas explicitement ici : l'ordre de la nature est régi par la nécessité, et rien n'arrive que
ce qui devait arriver.
S'il arrive que nous nous révoltions contre les événements, c'est que nous nous plaçons à
un point de vue subjectif, sans considérer l'ordonnance générale de l'univers.
Nous nous croyons alors aptes à
décider de ce qui est bien et de ce qui est mal, dans l'ignorance complète pourtant des conséquences dernières
de ce qui arriverait si par impossible la réalité se réglait sur nos désirs.
Si le destin d'une personne veut qu'elle
meure dans sa jeunesse, puisque cette portion de vie qui lui est ôtée n'a pas d'existence réelle, alors sa mort est,
à considérer les choses objectivement, analogue à la mort dite naturelle d'un vieillard, elle n'est que la privation
du présent.
Ainsi donc, « le plus long et le plus court reviennent au même ».
Ce que cette formulation pourrait avoir de
désenchanté est démenti par la reprise sous une autre forme du même argument : « on ne peut perdre ni le passé
ni l'avenir ».
Cet axiome est à la fois tragique et réconfortant.
Il est réconfortant dans la mesure où il enseigne à.
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