MALEBRANCHE: les passions et leur maîtrise par la raison
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«
« De toutes les passions, celles dont les jugements sont les plus éloignés de la raison et les plus à craindre, sont toutes les espèces
d'aversions, il n'y a point de passions qui corrompent davantage la raison en leur faveur, que la haine et que la crainte; la haine dans les
bilieux principalement ou dans ceux dont les esprits sont dans une agitation continuelle, et la crainte dans les mélancoliques ou dans ceux
dont les esprits grossiers et solides ne s'agitent et ne s'apaisent pas avec facilité.
Mais lorsque la haine et la crainte conspirent ensemble à
corrompre la raison, ce qui est fort ordinaire, alors il n'y a point de jugements si injustes et si bizarres qu'on ne soit capable de former et de
soutenir avec une opiniâtreté insurmontable.
La raison de ceci est que les maux de cette vie touchent plus vivement l'âme que les biens.
Le
sentiment de douleur est plus vif que le sentiment du plaisir.
Les injures et les opprobres sont beaucoup plus sensibles que les louanges et
les applaudissements, et si l'on trouve des gens assez indifférents pour goûter de certains plaisirs et pour recevoir de certains honneurs, il
est difficile d'en trouver qui souffrent la douleur et le mépris sans inquiétude.» MALEBRANCHE.
Le thème de ce texte est la passion.
La thèse que soutient Malebranche est la suivante : les passions ne sont pas toutes mauvaises, ne
vont pas toutes à l'encontre des jugements ou la raison.
Seules celles qui provoquent la crainte et la haine, seules celles qui sont autant d'«
espèces d'aversion » sont à rejeter.
Le « bilieux » a tendance à se laisser emporter par ses passions haineuses.
Je peux en vouloir à la Terre entière parce que je crois être le seul à vivre dans la crainte de la maladie de l'avenir, parce qu'un rien
bouleverse mon humeur.
Je peux également en vouloir aux autres parce qu'ils possèdent une santé moins fragile que la mienne.
Le mélancolique a tendance à se laisser emporter par la crainte.
Le mélancolique, parce qu'il ne s'aime pas assez, trop sensible, craint de ne
plus être aimé, de ne pas savoir aimer.
Pessimiste, le cours des événements prend toujours à ses yeux un tour fâcheux.
Haine et crainte conduisent à défendre, contre les jugements de la raison, des opinions aussi « injustes » que «bizarres ».
Parce que je suis
malade, je peux critiquer les comportements de mon voisin qui lui est en bonne santé.
Je peux craindre que l'on ne m'aime pas (alors que
j'en ai besoin) parce que je ne m'aime pas assez, parce que je crois ne pas mériter cet amour.
Les âmes faibles, les âmes «bilieuses», les âmes mélancoliques », parce qu'elles sont faibles, sont plus sensibles aux « injures » et aux «
opprobres », qu'aux «louanges » et aux « applaudissements ».
Les passions ne valent la peine d'être vécues qu'à la condition de fortifier la pensée et non de conduire à l'aversion ; c'est-à-dire la négation
d'autrui, la négation de la vie qui devient, de la raison qui raisonne.
Par passions Malebranche entend "toutes les émotions que l'âme ressent naturellement à l'occasion des mouvements extraordinaires des
esprits animaux" (Recherche de la vérité).
Les « esprits animaux » étaient, dans la médecine de Galien, qui régnait encore au xviie siècle,
des sortes de corps subtils ou de fluides qui se formaient, croyait-on,, dans le cœur et dans le cerveau, et qui circulaient dans tout le corps
pour y susciter et y maintenir la vie, servant en quelque sorte d'intermédiaires entre l'âme et le corps.
(On notera que l'abandon de la
doctrine des « esprits animaux » ne remet pas fondamentalement en cause la conception cartésienne des passions.
Ainsi Alain estimait-il
toujours que « les vraies causes de nos passions ne sont jamais dans nos opinions, mais bien dans les mouvements involontaires qui
agitent et secouent le corps humain d'après sa structure et les fluides qui y circulent.
»)
Pour Malebranche, donc, la cause des passions « est le mouvement des esprits animaux, qui se répandent dans le corps pour y produire et
pour y entretenir une disposition convenable à l'objet que l'on aperçoit [= l'objet de la passion], afin que l'esprit et le corps s'aident
mutuellement dans cette rencontre » (id.).
Mais comme, par suite du péché originel, selon Malebranche, l'homme est assujetti au corps, ce
dernier agit avec trop de violence sur l'âme, si bien que « au lieu de lui représenter ses besoins avec respect, il la tyrannise » (id.).
On a
alors la passion au sens moderne, qui est l'état paroxystique de la passion au sens général où l'entend Malebranche.
Malebranche analyse le mécanisme des passions en y distinguant sept éléments ou moments (cf.
id., I, 3).
1) « Le jugement que l'esprit porte d'un objet, ou plutôt la vue confuse ou distincte du rapport qu'un objet a avec nous.
»
2) « Une actuelle détermination du mouvement de la volonté vers cet objet, supposé qu'il soit ou qu'il paraisse un bien.
»
3) Un sentiment qui accompagne cette détermination de la volonté (sentiment d'amour, d'aversion, de désir, de joie, etc.).
4) « Une nouvelle détermination du cours des esprits [animaux] et du sang vers les parties extérieures du corps et vers celles du dedans.
»
C'est la manifestation et le trouble physique de la passion, lequel provoque un « ébranlement » plus ou moins violent du cerveau.
5) Une « émotion sensible de l'âme qui se sent agitée par ce débordement inopiné d'esprits » animaux, par suite de son union au corps.
6) Un sentiment (d'amour, d'aversion, etc.) causé non plus par « la vue intellectuelle du bien ou du mal » comme celui qui accompagnait la
détermination de la volonté, mais par « les différents ébranlements que les esprits animaux causent dans le cerveau ».
7) « Un certain sentiment de joie ou plutôt de douceur intérieure qui arrête l'âme dans sa passion, et qui lui
témoigne qu'elle est dans l'état où il est à propos qu'elle soit par rapport à l'objet qu'elle considère.
»
Prenons par exemple le cas d'un homme subissant un affront, II commence par porter un jugement sur le sujet, réel ou imaginaire, de
l'affront, le saisissant comme affront.
Par là il augmente le mouvement de sa volonté vers le bien dont l'auteur de l'affront le prive, et
ressent à l'égard de ce dernier un sentiment d'aversion, de haine.
Cette aversion entraîne une certaine détermination du mouvement des
esprits animaux qui se manifeste par des réactions corporelles.
Cette agitation brusque et imprévue des esprits animaux retentit à son tour
sur l'âme qui en est émue et qui, troublée dans son jugement, en conçoit un nouveau sentiment d'aversion et de haine auquel se joint une
certaine « douceur intérieure », soit la satisfaction que l'âme retire de sa haine.
Dans ces conditions, l'on comprend pourquoi les passions « dont les jugements sont les plus éloignés de la raison et les plus à craindre sont
toutes les espèces d'aversions ».
En effet, comme ce sont les maux qui suscitent dans l'âme les sentiments les plus vifs, ce sont eux qui
provoquent la plus grande agitation des esprits animaux, donc le plus grand ébranlement du cerveau et par conséquent les jugements les
plus éloignés de la raison.
Ces troubles seront particulièrement importants chez les hommes de tempérament bilieux, car en eux il y a très
grande abondance d'esprits animaux, ou chez ceux de tempérament mélancolique, car en eux il y a au contraire une « disette » d'esprits,
cet excès ou ce défaut d'esprits accroissant la perturbation du cerveau et donc de l'âme..
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