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Madame de Staël écrit on 1800 dans De la Littérature (Première Partie, chap. 11 ) : « Ce que l'homme a fait de plus grand, il le doit au sentiment douloureux de l'incomplet de sa destinée. Les esprits médiocres sont, en général, assez satisfaits de la vi

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Pendant des siècles la civilisation occidentale avait offert à l'homme comme idéal l'accomplissement de sa propre nature. Ceci, qui est évident dans l'humanisme issu de l'Antiquité, est vrai aussi dans le christianisme traditionnel : même préoccupés de leur salut ni le chrétien médiéval ni le chrétien classique ne ressentent de profond malaise dans leur présence au monde. Certes le péché les scandalise, mais il ne leur semble pas qu'il faille pour autant porter une condamnation totale contre un monde considéré comme la place de l'homme et le but offert à sa tâche. Même les mystiques font souvent de leurs élans plus une anticipation du Ciel qu'une fuite dégoûtée d'une réalité maudite. On objectera sans doute l'inquiétude pascalienne devant le monde, mais c'est oublier que cette inquiétude, Pascal la ressent peut-être moins pour son compte qu'il ne veut la communiquer aux Libertins, trop satisfaits de ce monde, et qu'il faut convertir. Et du reste l'angoisse pascalienne fut longtemps suspecte à l'Église. Il semble donc qu'on puisse affirmer que la sensibilité n'a guère connu jusqu'au xvme siècle cette espèce d'impression de n'être pas au monde qui va envahir la conscience européenne dans la seconde moitié du XVIIIe siècle et le début du XIXe. Entre autres textes innombrables qu'on pourrait trouver chez Diderot. Rousseau. Mlle de Lespinasse, Chateaubriand, Senancour, etc.. retenons ces lignes de Mme de Staël, qui terminent un chapitre sur une nouvelle forme de littérature, ce qu'elle appelle la littérature du Nord, et où elle définit la beauté par une espèce d'arrachement aux limites de la condition humaine. Sans se référer nettement à une conception religieuse, elle pense que toute grandeur (elle songe à l'art, mais pas seulement à l'art) est liée pour l'homme au « sentiment douloureux de l'incomplet de sa destinée ». Seuls des médiocres peuvent se satisfaire de leur destinée: mais, pour atteindre au « sublime » (notion qui, sans être nouvelle, avait été renouvelée au XVIIIe siècle par Diderot et Kant), il faut avant tout éprouver le « besoin d'échapper aux bornes ». non seulement de la nature humaine, mais même de l'imagination humaine. Ce qu'en fait elle propose hardiment comme but à l'homme, c'est une véritable quête de l'Absolu : elle ne le dit pas, mais le suggère en repoussant « tout ce qui se mesure ». « tout ce qui est passager », tout ce qui constitue un « terme », c'est-à-dire une limite. Si le rythme du passage ne comportait pas un certain bercement poétique, on serait tenté de parler d'accents prométhéens, ou mieux de défi métaphysique à la Rimbaud ou à la Lautréamont: essayons, pour juger de leur véritable portée, de replacer ces lignes dans la sensibilité d'une époque, tâchons de voir ensuite ce qu'elles inaugurent et ce qui finalement peut en rester pour nous 170 ans après.

« Introduction Pendant des siècles la civilisation occidentale avait offert à l'homme comme idéal l'accomplissement de sa propre nature.

Ceci, qui est évident dans l'humanisme issu de l'Antiquité, est vrai aussi dans le christianisme traditionnel : même préoccupés de leur salut ni le chrétien médiéval ni le chrétien classique ne ressentent de profond malaise dans leur présence au monde.

Certes le péché les scandalise, mais il ne leur semble pas qu'il faille pour autant porter une condamnation totale contre un monde considéré comme la place de l'homme et le but offert à sa tâche.

Même les mystiques font souvent de leurs élans plus une anticipation du Ciel qu'une fuite dégoûtée d'une réalité maudite. On objectera sans doute l'inquiétude pascalienne devant le monde, mais c'est oublier que cette inquiétude, Pascal la ressent peut-être moins pour son compte qu'il ne veut la communiquer aux Libertins, trop satisfaits de ce monde, et qu'il faut convertir.

Et du reste l'angoisse pascalienne fut longtemps suspecte à l'Église.

Il semble donc qu'on puisse affirmer que la sensibilité n'a guère connu jusqu'au XVIIIe siècle cette espèce d'impression de n'être pas au monde qui va envahir la conscience européenne dans la seconde moitié du XVIIIe siècle et le début du XIXe.

Entre autres textes innombrables qu'on pourrait trouver chez Diderot.

Rousseau.

Mlle de Lespinasse, Chateaubriand, Senancour, etc..

retenons ces lignes de Mme de Staël, qui terminent un chapitre sur une nouvelle forme de littérature, ce qu'elle appelle la littérature du Nord, et où elle définit la beauté par une espèce d'arrachement aux limites de la condition humaine.

Sans se référer nettement à une conception religieuse, elle pense que toute grandeur (elle songe à l'art, mais pas seulement à l'art) est liée pour l'homme au « sentiment douloureux de l'incomplet de sa destinée ». Seuls des médiocres peuvent se satisfaire de leur destinée: mais, pour atteindre au « sublime » (notion qui, sans être nouvelle, avait été renouvelée au XVIIIe siècle par Diderot et Kant), il faut avant tout éprouver le « besoin d'échapper aux bornes ».

non seulement de la nature humaine, mais même de l'imagination humaine.

Ce qu'en fait elle propose hardiment comme but à l'homme, c'est une véritable quête de l'Absolu : elle ne le dit pas, mais le suggère en repoussant « tout ce qui se mesure ».

« tout ce qui est passager », tout ce qui constitue un « terme », c'est-à-dire une limite.

Si le rythme du passage ne comportait pas un certain bercement poétique, on serait tenté de parler d'accents prométhéens, ou mieux de défi métaphysique à la Rimbaud ou à la Lautréamont: essayons, pour juger de leur véritable portée, de replacer ces lignes dans la sensibilité d'une époque, tâchons de voir ensuite ce qu'elles inaugurent et ce qui finalement peut en rester pour nous 170 ans après. I La fuite du monde dans les années 1800 1 Une réaction contre l'idéal du Mondain.

Mme de Staël refuse essentiellement le XVIIIe siècle de Voltaire et de Y Encyclopédie: c'est ce qu'elle veut dire quand elle condamne les « médiocres..., satisfaits de la vie commune » et qui cherchent à se masquer l'angoisse métaphysique « par les illusions de la vanité » : ceci vise particulièrement Voltaire et la XXVe Lettre philosophique, ou le Voltaire de Candide et de Ferney.

celui qui « cultive son jardin » et pense que les inquiétudes devant le mal universel sont le type même des pensées inconsistantes que dissipent aisément l'action, l'ambition, ce que Mme de Staël appelle « les illusions de la vanité ».

Tout un XVIIIe siècle est ainsi mis en cause, celui des salons, du confort, du théâtre, de l'ironie, bref d'une raison pratique et utilitaire, critique et sociale, qui ne satisfait pas les besoins profonds de la sensibilité et de l'imagination.

Au-delà du XVIIIe siècle, c'est la tradition humaniste qui est en jeu.

celle qui croit avec Montaigne en la possibilité de belles vies humaines, ordonnées et mesurées.

Et peut-être même un certain christianisme est-il aussi mis en question, celui qu'avaient diffusé entre autres les Jésuites et où un équilibre mondain était parfaitement conciliable avec le salut : assez influencée par le luthéranisme allemand et aussi le piétisme qui prétend se placer au-dessus des dogmes, Mme de Staël, sans invoquer explicitement la foi.

suggère ce qu'il doit subsister de sentiment d'inquiétude et d'incomplétude dans une véritable religiosité (plus tard elle se passionnera pour les idées mystiques de la baronne de Krüdener). 2 Une prise de conscience des bouleversements politiques récents.

Mais il est évidemment impossible devant ces lignes de ne pas songer à leur date, 1800, et aux événements tout récents qui les ont inévitablement influencées: quand Mme de Staël parle d'exaltation, d' «enthousiasme de l'éloquence ».

d'« ambition de la gloire ».

il y a quelque chose de très « Révolution française», de très «Bonaparte» (Mme de Staël n'est pas encore la persécutée de Napoléon Ier), de très Beethovenien dans ces expressions: dix années de bouleversement politique lui ont montré que la vie (et la mort) peuvent connaître un rythme accéléré, s'ouvrir à des émotions collectives, permettre le contact avec de grandes masses, de grandes forces, le monde, le peuple, l'humanité.

Dieu, dans une dilatation où l'individu se perd pour se dépasser et se retrouver.

Malgré l'adjectif « fatiguées », qu'elle applique aux âmes mélancoliques, la page est plutôt une invitation à l'action pourvu que cette action ne soit pas la médiocre réussite financière et sociale, et l'accent est très antibourgeois chez cette fille de banquier (Necker) : elle souffre certainement d'appartenir à cette classe qui va médiocrement dominer le XIXe siècle et, bien qu'elle ait été suspecte aux révolutionnaires et ne doive pas larder à l'être à l'empereur, elle regarde avec nostalgie du côté des héros de la Révolution et de Bonaparte, toujours bondissant vers un inaccessible idéal. 3 La naissance de la mélancolie moderne.

Cependant il est impossible de nier que notre texte est « mélancolique » (l'adjectif est prononcé) et qu'il suggère fondamentalement un dégoût du réel.

Des causes sociales éclatent, faciles à déceler, mais indispensables à rappeler: vivant dans une société qui, après avoir paru stable pendant des siècles, est en pleine mutation, située aux confins de la noblesse et de la bourgeoisie, sans qu'on sache trop quel avenir exact est réservé à ces deux classes, Mme de Staël, Chateaubriand, comme Senancour, comme bien d'autres écrivains de sa génération, est en pleine incertitude, a l'impression d'un glissement universel et qualifie aisément de « passager » le spectacle du monde.

Certes on n'avait pas attendu la Révolution et l'Empire pour découvrir la mélancolie et Mme de Staël trouvait chez son maître Rousseau, voire chez Diderot.

chez Goethe (songer à Werther,. »

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