Aide en Philo

MACHIAVEL: COMBIEN PEUT LA FORTUNE DANS LES CHOSES HUMAINES ET COMME ON Y PEUT FAIRE TÊTE.

Extrait du document

Je sais bien qu'aucuns furent et sont en opinion que les affaires de ce monde soient en cette sorte gouvernées de Dieu et de la fortune, que les hommes avec toute leur sagesse ne les puissent redresser, et n'y aient même aucun remède ; par ainsi ils pourraient estimer bien vain de suer à les maîtriser, au lieu de se laisser gouverner par le sort. Cette opinion a repris crédit en notre temps pour les grandes révolutions qu'on a vues et voit tous les jours, dépassant toute conjecture des hommes. Si bien qu'en y pensant quelquefois moi-même, en partie je me suis laissé tomber en cette opinion. Néanmoins, pour que notre libre arbitre ne soit éteint, j'estime qu'il peut être vrai que la fortune soit maîtresse de la moitié de nos oeuvres, mais qu'étiam elle nous en laisse gouverner à peu près l'autre moitié. Je la compare à l'une de ces rivières, coutumières de déborder, lesquelles se courrouçant noient à l'entour les plaines, détruisent les arbres et maisons, dérobent d'un côté de la terre pour en donner autre part ; chacun fuit devant elles, tout le monde cède à leur fureur, sans y pouvoir mettre rempart aucun. Et bien qu'elles soient ainsi furieuses en quelque saison, pourtant les hommes, quand le temps est paisible, ne laissent pas d'avoir la liberté d'y pourvoir et par remparts et par levées, de sorte que, si elles croissent une autre fois, ou elles se dégorgeraient par un canal, ou leur fureur n'aurait point si grande licence et ne serait pas si ruineuse. Ainsi en est-il de la fortune, laquelle démontre sa puissance aux endroits où il n'y a point de force dressée pour lui résister, et tourne ses assauts au lieu où elle sait bien qu'il n'y a point remparts ni levées pour lui tenir tête. Et si vous considérez bien l'Italie, laquelle est le siège de ces révolutions et celle qui leur a donné le branle, vous la verrez être une vraie campagne sans levées ni remparts aucuns ; or si elle était protégée de convenable virtu, comme est l'Allemagne, la France et l'Espagne, ou cette crue n'aurait pas fait si grandes révolutions, ou bien ne serait pas du tout advenue. Et me suffise avoir dit cela quant à ce qui est de faire tête à la fortune en général. Mais pour entrer plus particulièrement en la matière, je dis qu'on voit aujourd'hui un prince être heureux, et demain ruiné, sans l'avoir aperçu changer ou de nature ou de quelque qualité que ce soit : ce que je crois qui procède premièrement des raisons que nous avons ci-dessus amplement déduites, c'est à savoir qu'un prince qui s'appuie totalement sur la fortune tombe quand elle change. Je pense aussi que celui-là soit heureux qui sait bien s'accommoder de son temps, et malheureux celui qui ne procède pas en s'accordant avec lui. Car on voit les hommes, dans les choses qui les conduisent au but où chacun vise (qui est les honneurs et la richesse), y procéder par divers moyens : l'un avec prudence, l'autre avec fureur ; l'un par violence, l'autre par art ; celui-ci par patience, celui-là par son contraire ; par toutes lesquelles manières on peut parvenir au but. En outre on voit pareillement de deux qui gouverneront avec prudence, l'un parvenir, l'autre ne parvenir point à son dessein ; on voit aussi d'autre côté deux desquels l'un usera de prudence, l'un d'audace, qui prospèreront également encore que leurs manières de faire soient différentes : ce qui ne provient d'autre chose que de la sorte du temps qui se prête ou non à leur façon de faire. De là vient ce que j'ai dit devant, que deux qui procèdent diversement obtiennent un même effet, et que deux autres, procédant pareillement, l'un frappera son but, l'autre non. Encore de la même cause dépend le caractère changeant du succès ; parce que si un qui se gouverne par circonspection et patience, le temps et les affaires tournent si bien à propos que sa manière soit bonne, il réussira heureusement ; mais si la saison change, il sera détruit parce que lui, il ne change pas sa façon de faire. Et il ne se trouve personne si sage qu'il se sache accommoder à cela, soit parce qu'il ne peut se détourner de là où le naturel le pousse, soit etiam parce qu'ayant toujours prospéré à cheminer par un moyen, il ne se peut mettre en tête que ce soit bien fait de s'en tirer. Ce pourquoi l'homme circonspect, quand il est temps d'user d'audace, il ne le sait faire, dont procède sa ruine ; que si son naturel changeait avec le vent et les affaires, sa fortune ne changerait point.MACHIAVEL

Le Prince, écrit par l’italien Nicolas Machiavel en 1513, et publié en 1532,  est un ouvrage destiné à « donner des règles de conduites à ceux qui gouvernent ». Il s’agit donc d’un ouvrage politique, mais dans cet extrait du chapitre 25 de son œuvre célèbre, Machiavel entreprend une réflexion d’ordre éthique, c’est-à-dire qu’il s’interroge sur la conduite humaine, dans la perspective d’établir des règles de vie, et un certain savoir pratique dans le domaine de la vie humaine et des choses contingentes. Car en effet, pour ce penseur engagé dans la politique de son pays, il ne faut pas négliger qu’il est important d’ « être du peuple pour bien connaître les princes », de même qu’il faut « être prince pour bien connaître la nature et le caractère du peuple », et c’est pourquoi, ce n’est qu’avec cette sage connaissance de la nature de l’homme ordinaire que l’on peut espérer gagner une force politique capable de dominer un peuple. Machiavel se demande si les hommes sont capables de conduire leur vie par leur propre volonté ou s’ils sont déterminés par une force qui leur est supérieure. Est-il possible de légiférer sur le cours des évènements, ou autrement dit, d’établir des constantes dans le domaine des choses non immuables ? Ne doit-on pas s’en remettre au hasard, à ce que Machiavel nomme la fortune (fortuna) ? Dans ce passage, l’auteur tente justement d’affirmer l’existence d’un libre-arbitre chez l’homme qui lui permet de ne pas être entièrement déterminé par les aléas du sort, et d’exercer sa volonté propre pour conduire ses actions contre la nature contingente du monde.

« PRESENTATION DU "PRINCE" DE MACHIAVEL Machiavel (1469-1527) est conseillé politique de la ville de Florence, à une époque où elle est menacée par des crises intérieures, mais aussi par les royaumes voisins.

Ces derniers n'hésitent pas à s'allier à la France et à l'Espagne pour affronter Florence, se pliant ainsi à la convoitise des deux grandes puissances étrangères.

C'est pour éviter ce genre de crise et d'assujettissement que Machiavel écrit Le Prince qui soulève quelques paradoxes : dédicacé à Laurent de Médicis, il donne au prince des conseils des plus cyniques pour régner ; mais, en même temps, il dévoile au peuple les ficelles du pouvoir.

On est donc à la fois dans la représentation et dans les coulisses du pouvoir. « Je n'ignore point que bien des gens ont pensé et pensent encore que Dieu et la fortune régissent les choses de ce monde de telle manière que toute la prudence humaine ne peut en arrêter ni en régler le cours : d'où l'on peut conclure qu'il est inutile de s'en occuper avec tant de peine, et qu'il n'y a qu'à se soumettre et à laisser tout conduire par le sort.

Cette opinion s'est surtout propagée de notre temps par une conséquence de cette variété de grands événements que nous avons cités, dont nous sommes encore témoins, et qu'il ne nous était pas possible de prévoir - aussi suis-je assez enclin à la partager.

Néanmoins, ne pouvant admettre que notre libre arbitre soit réduit à rien, j'imagine qu'il peut être vrai que la fortune dispose de la moitié de nos actions, mais qu'elle en laisse à peu près l'autre moitié en notre pouvoir.

Je la compare à un fleuve impétueux qui, lorsqu'il déborde, inonde les plaines, renverse les arbres et les édifices, enlève les terres d'un côté et les emporte vers un autre : tout fuit devant ses ravages, tout cède à sa fureur ; rien n'y peut mettre obstacle.

Cependant, et quelque redoutable qu'il soit, les hommes ne laissent pas, lorsque l'orage a cessé, de chercher à pouvoir s'en garantir par des digues, des chaussées et autres travaux ; en sorte que, de nouvelles crues survenant, les eaux se trouvent contenues dans un canal, et ne puissent plus se répandre avec autant de liberté et causer d'aussi grands ravages.

Il en est de même de la fortune, qui montre surtout son pouvoir là où aucune résistance n'a été préparée, et porte ses fureurs là où elle sait qu'il n'y a point d'obstacle disposé pour l'arrêter.

» Machiavel, Le Prince, chap.

XXV.

(1532) Commentaire : Introduction : Le Prince, écrit par l'italien Nicolas Machiavel en 1513, et publié en 1532, est un ouvrage destiné à « donner des règles de conduites à ceux qui gouvernent ».

Il s'agit donc d'un ouvrage politique, mais dans cet extrait du chapitre 25 de son œuvre célèbre, Machiavel entreprend une réflexion d'ordre éthique, c'est-à-dire qu'il s'interroge sur la conduite humaine, dans la perspective d'établir des règles de vie, et un certain savoir pratique dans le domaine de la vie humaine et des choses contingentes.

Car en effet, pour ce penseur engagé dans la politique de son pays, il ne faut pas négliger qu'il est important d' « être du peuple pour bien connaître les princes », de même qu'il faut « être prince pour bien connaître la nature et le caractère du peuple », et c'est pourquoi, ce n'est qu'avec cette sage connaissance de la nature de l'homme ordinaire que l'on peut espérer gagner une force politique capable de dominer un peuple.

Machiavel se demande si les hommes sont capables de conduire leur vie par leur propre volonté ou s'ils sont déterminés par une force qui leur est supérieure.

Est-il possible de légiférer sur le cours des évènements, ou autrement dit, d'établir des constantes dans le domaine des choses non immuables ? Ne doit-on pas s'en remettre au hasard, à ce que Machiavel nomme la fortune (fortuna) ? Dans ce passage, l'auteur tente justement d'affirmer l'existence d'un libre-arbitre chez l'homme qui lui permet de ne pas être entièrement déterminé par les aléas du sort, et d'exercer sa volonté propre pour conduire ses actions contre la nature contingente du monde. 1ère partie : L'homme ne semble pas conduire sa vie, mais être déterminé.

(Concession à l'opinion commune) -Le texte commence par une concession à l'opinion commune qui voit dans la contingence des évènements un pur hasard des circonstances, de sorte qu'il est impossible de prévoir le cours des choses ni de chercher à y contrevenir. -L'auteur rapporte ce discours populaire qui donne à « Dieu et la fortune » une puissance supérieure qui gouverne les hommes de telle sorte que même la « prudence humaine » n'est pas en mesure d'agir sur le cours des évènements. - Les évènements sont ainsi perçut comme inéluctables et l'action humaine est réduite à obéir à la contrainte de la « fortune » qui décide du cours des choses et s'impose à la volonté des hommes.

Les hommes n'ont donc aucun pouvoir de décider de leurs actions futures, et abandonnent leur volonté à celle de la fortune. - L'auteur souligne toutefois une contradiction dans les faits, en indiquant à propos des « choses de ce monde » « qu'il est inutile de s'en occuper avec tant de peine, et qu'il n'y a qu'à se soumettre et à laisser tout. »

↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓

Liens utiles