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L'oubli peut-il être utile à l'homme ?

Extrait du document

« Les hommes, parfois se plaignent, de manquer de mémoire, de ne pas parvenir à se souvenir.

Quelquefois, aussi, ils se plaignent de ne pas pouvoir oublier, d'être obsédés et comme rongés par leurs souvenirs.

La mémoire paraît parfois de la plus grande « utilité », surtout quand elle a des défaillances.

En d'autres circonstances, c'est l'oubli qui rendrait service.

Le passé remémoré est une richesse intellectuelle, ou bien un handicap. N'y a-t-il pas là quelque obscurité ? Chacun, en réalité, voudrait avoir une a bonne » mémoire, c'est-à-dire une mémoire qui sache à la fois se souvenir et oublier. Ordinairement, l'oubli représente un arrêt de la mémoire, une insuffisance qui ne nous permet pas d'évoquer un souvenir au moment où nous en avons besoin.

Quand on dit : « je ne me souviens pas », on insiste sur le fait que la déficience est accidentelle et peu durable.

Je ne me souviens pas, « sur le moment ».

Quand on dit : « j'ai oublié », on constate une lacune beaucoup plus grave dans la trame de nos souvenirs, c'est un manque dans un ensemble. Quelquefois, un récit ou un rappel fait par autrui, nous révèle que tel nom et telle date, ou tel événement (auquel sans nul doute nous étions présent), n'a jamais participé à notre effort de connaissance. On ne peut parler d'oubli que dans une attitude rétrospective, c'est-à-dire lorsqu'on est en train de se souvenir.

Sans mémoire, nous ne songerions jamais que nous avons oublié. Nous sommes donc obligés de nous placer dans une perspective qui exclut les maladies de la mémoire, comme relevant d'une toute autre analyse, et pour lesquelles l'oubli a une autre signification. L'oubli n'apparaît pas d'abord comme un phénomène relatif à nous-mêmes.

Il est comme la manifestation, en nous, d'une puissance étrangère, contre quoi notre mémoire lutte, en tant que pouvoir d'évocation et de conservation des souvenirs. Ainsi, je retrouve, par hasard, en rangeant de vieux livres, un bouquin, un roman que j'ai lu, il y a très longtemps.

J'essaie de me souvenir de cette lecture.

Impossible d'évoquer le moindre personnage, ni la moindre situation romanesque ; le titre même « ne me dit plus rien ».

Sans doute n'était-ce pas une oeuvre bien remarquable ? Peut-être l'ai-je lu très vite...

En vérité, l'ai-je lu ? Je commence à en douter.

Je le crois encore, parce que c'est logiquement vraisemblable...

Et j'ai lu encore, depuis, beaucoup d'autres romans. Toutes ces remarques n'effacent pas l'espèce d'agacement que j'éprouve : j'ai oublié.

Je n'ai fait assurément aucun effort pour oublier.

Tout se passe comme si mon ennemi, l'ennemi de ma mémoire, m'avait joué un mauvais tour en me subtilisant le souvenir. Si nous étudions les lois d'évolution du souvenir, étudiées expérimentalement, nous constatons que plus nous nous éloignons dans le passé, plus les souvenirs se font rares et imprécis.

Les souvenirs se dégradent en fonction du temps, disons-nous.

L'oubli est d'abord rapide, puis il continue à croître d'une façon plus lente.

Au bout d'un temps très long, il subsiste quelque chose de vague et de sommaire.

La fonction mémoire s'oppose au fait biologique et psychique de la dégradation de mes représentations du passé. Mais je peux dire que se souvenir, c'est précisément évoquer une image, un savoir, une expérience vécue, qui, il y a un instant, était absente de la conscience.

Il n'y avait qu'oubli, et brusquement cet événement, cette circonstance passée sont présents à ma conscience.

J'avais oublié cette promenade en montagne.

Je « revois » ce paysage, ce lac bleuté audessous de nous, la brume vaguement teintée par les jeux de la lumière d'été. Si je puis ainsi me souvenir, c'est que l'oubli n'était qu'un degré de la mémoire.

Je n'avais pas oublié. Parmi les lois d'acquisition de souvenir, nous rencontrons cette curieuse loi dite des intervalles.

Les répétitions qui nous permettent d'apprendre et de retenir ne doivent pas, dans les meilleures conditions, être consécutives, mais espacées selon un certain rythme.

Tout se passe comme s'il était favorable d'oublier entre deux répétitions, la leçon qu'on apprend. L'oubli, ici, coïncide avec un repos, dont la durée consolide l'acquisition. L'oubli est une condition de la bonne mémoire. L'oubli, — non pas l'oubli automatique, — permet la mémoire et son fonctionnement normal.

Il faut savoir oublier. Chaque jour, notre conscience est assaillie d'un très grand nombre de sollicitations, perceptions et représentations.

Si la totalité de notre expérience devait être automatiquement enregistrée, telle quelle, nous serions anéantis par cette masse de faits, parmi lesquels aucun ne prendrait relief.

C'est ce qui se passe chez certains esprits « simples » qui, pour raconter un événement, rapportent tout ce qui s'est passé, y compris ce qui n'a rien à voir avec le récit.

Les comiques, sur les scènes publiques, savent qu'ils feront rire, en « s'embrouillant » dans leurs histoires, c'est-à-dire en introduisant dans l'anecdote centrale, des détails accessoires, étrangers, qui deviennent absurdes. La mémoire n'est pas la reproduction du tout de l'expérience passée, mais une sélection.

Cette sélection rejette, dans un oubli indispensable, ce qui n'est pas intéressant par rapport à notre activité actuelle.

Notre mémoire reconstruit le souvenir.

L'oubli est la conséquence de la puissance de sélection, condition de la bonne mémoire. L'oubli va, en général, de l'accessoire à l'essentiel, de l'accessoire au fondamental.

La mémoire est une organisation, c'està-dire qu'elle a sa logique.

Elle dispose de cadres, notamment, comme l'a montré Halbwacks, de cadres sociaux.

La vie affective, avec ses intérêts, ses préférences, regroupe sans cesse les aspects majeurs de notre expérience passée.

La sélection qui s'opère est un véritable oubli actif. Dans notre expérience présente, la mémoire nous procure des souvenirs utiles pour comprendre le réel qui nous entoure et élabore notre action.

La mémoire se confond ici avec l'intelligence.

Être intelligent, de ce point de vue, c'est avoir des oublis opportuns. Prenons un exemple simple.

A un examen, auquel nous nous présentons, après des années de travail, comprendre la question de chimie, c'est se préparer à y répondre, c'est trier, parmi l'ensemble des connaissances dont on dispose, celles qui sont pertinentes.

En fait, nous avions tout oublié, et nous reconstruisons nos souvenirs, dans la perspective de la question posée.

Nous ne savions plus rien, et seules, vont s'organiser les idées acquises adaptées à la situation.

Tout le reste serait nuisible. L'attention au présent est conditionnée par la richesse de nos souvenirs, mais des souvenirs sélectionnés.

Savoir se souvenir, c'est savoir oublier.

L'oubli, est à la fois conséquence et condition d'une bonne mémoire. Contrairement à l'opinion courante qui oppose oubli et souvenir, nous sommes amenés à affirmer que l'oubli n'est pas la négation de la mémoire.

Il faut renoncer à cette conception qui ferait de la mémoire, un automatisme.

La mémoire est une fonction vivante, et même peut-on dire, une fonction de vie.

Dépérit ce qui est caduc, et risquerait de l'encombrer.

Dans le courant de la vie, nous nous séparons joyeusement de nos « souvenirs oubliés », car adaptation au présent et projection vers l'avenir, sont les aspects de la mémoire active.. »

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