L'oubli est-il une déficience de la mémoire ?
Extrait du document
«
VOCABULAIRE:
OUBLI: Fait qu'un souvenir ne soit pas rappelé ou ne puisse l'être.
MÉMOIRE: 1.
— Faculté de se souvenir ; ensemble des fonctions psychiques par lesquelles nous pouvons nous
représenter le passé comme passé ; BERGSON distingue la mémoire-habitude qui naît de la répétition d'une action et
s'inscrit dans le corps, de la mémoire-souvenir qui, coextensive à la conscience, en retient tous les états au fur et à
mesure qu'ils se produisent.
2.
— Faculté gén.
de conserver de l'information.
3.
— Au sens concret, désigne tout ce
qui est capable de conserver de l'information, et, en part., les organes des ordinateurs ayant cette fonction.
L'oubli, simple défaut de mémoire ?
Après que nous avons cherché à retrouver un souvenir (un nom propre, par exemple), la réminiscence, dit saint
Augustin, semble venir brusquement corriger cette «mutilation de l'habitude» que, jusque-là, nous éprouvions.
L'oubli paraît donc dû à une sorte de «méforme» de nos facultés intellectuelles, et semble, au premier examen, être
imputable exclusivement à la fatigue, à un défaut de vigilance.
On se plaît, toutefois, à souligner les réels dangers de l'oubli.
Car il est avéré que celui-ci est communément le
fourrier des idéologies les plus dangereuses.
La valeur sociale de l'oubli
L'oubli a, cependant, ses vertus : en société, il paraît même, bien souvent, bénéfique.
Les institutions politiques et juridiques stipulent que – sauf dans le cas de crimes imprescriptibles – la société doit
savoir oublier les violences, si celles-ci remontent déjà à un temps suffisamment long (cf.
amnisties, etc.).
Et les religions elles-mêmes semblent avoir conféré à l'oubli un caractère de nécessité.
La fonction économique de l'oubli
«L'oubli, déclarait Nietzsche, n'est pas seulement une vis inertiae [= une force
d'inertie] ; c'est bien plutôt un pouvoir actif, une faculté d'enrayement dans
le vrai sens du mot» (La Généalogie de la morale, 1887).
Un acte manqué – l'oubli d'un projet, par exemple – traduit toujours
l'existence d'une intention contraire, d'un «contre-vouloir», selon Freud.
C'est donc non seulement dans les cas pathologiques (souvenirs traumatiques
refoulés par le malade mental) mais aussi dans la vie la plus quotidienne de
l'homme dit «normal» que l'oubli sert à taire ce dont la remémoration nous
serait inutile ou désagréable.
Si l'animal jouit d'un bonheur que l'homme jalouse, c'est parce qu'il n'a pas de
mémoire supérieure.
Seul l'homme dit « je me souviens » et pour cela il lui est
impossible de vivre heureux et pleinement.
En effet :
1) C'est par la mémoire, conscience du passé, que l'homme acquiert la
conscience du temps et donc celle de la fugitivité et de l'inconsistance de
toutes choses, y compris de son être propre.
Il sait que ce qui a été n'est
plus, et que ce qui est est destiné à avoir été, à n'être plus.
Cette présence
du passé l'empêche de goûter l'instant pur, et par conséquent le vrai
bonheur.
2) Le passé apparaît à l'homme comme l'irréversible et l'irrémédiable.
Il marque
la limite de sa volonté de puissance.
L'instant présent, ouvert sur l'avenir, est
le lieu du possible où peut s'exercer sa volonté de puissance.
Le passé, au
contraire, change et fige la contingence du présent en la nécessité du « cela a été ».
Dès lors la volonté ne peut
que se briser sur cette pétrification du passé qui se donne comme le contre-vouloir de cette volonté.
C'est pourquoi
« l'homme s'arc-boute contre le poids de plus en plus lourd du passé qui l'écrase ou le dévie, qui alourdit sa
démarche comme un invisible fardeau de ténèbres ».
3) Sans l'oubli l'homme ne peut pleinement vouloir ni agir : il est un être malade, il est l'homme du ressentiment.
La «
santé » psychique dépend de la faculté de l'oubli, faculté active et positive dont le rôle est d'empêcher
l'envahissement de la conscience par les traces mnésiques (les souvenirs).
Car alors l'homme réagit à ces traces et
cette réaction entrave l'action.
Par elles l'homme re-sent, et tant qu'elles sont présentes à la conscience, l'homme
n'en finit pas de ressentir, « il n'en finit avec rien ».
Englué dans sa mémoire, l'homme s'en prend à l'objet de ces
traces dont il subit l'effet avec un retard infini et veut en tirer vengeance': « On n'arrive à se débarrasser de rien,
on n'arrive à rien rejeter.
Tout blesse.
Les hommes et les choses s'approchent indiscrètement de trop près, tous les
événements laissent des traces; le souvenir est une plaie purulente.
».
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