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L'oeuvre d'art est-elle nécessairement belle ?

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« [Introduction] De l'Antiquité aux esthétiques du xviiie siècle, la relation entre l'art et la beauté paraît nécessaire.

Même si la nature de la beauté reste énigmatique, comme l'indiquent les débats la concernant pendant la Renaissance italienne, oeuvres d'art semble devoir l'illustrer ou en proposer une actualisation.

Au xix siècle cependant, l'évolution du travail artistique s'éloigne de tels principes : les toiles de Manet sont loin de paraître « belles » au public de l'époque, et Rimbaud déclare avoir « injurié » la beauté.

Aussi l'art du xix siècle — des Demoiselles d'Avignon aux oeuvres conceptuelles — semble-t-il ne plus se préoccuper de la beauté.

Certains en déduisent qu'il ne s'agit plus d'art...

mais on peut aussi bien se demander si une oeuvre d'art est nécessairement belle, c'est-à-dire qualifiable en fonction de critères déjà repérés. [I.

Les critères classiques de la beauté] Dans sa Critique de la faculté de juger, Kant s'efforce de repérer — en fonction de l'art tel qu'il peut le connaître — les qualités qui nous invitent à considérer qu'un objet est « beau » : la satisfaction que nous apporte un tel objet est désintéressée (elle ne répond à aucun intérêt pratique immédiat — Hegel dira : à aucun désir) ; le plaisir qu'il nous procure est universel (ou potentiellement universalisable) bien qu'il ne soit pas déterminé par un concept ; et surtout, cet objet nous donne l'expérience d'une totalisation du divers (à quoi correspond la notion de « finalité sans fin »).

Ce dernier point est sans doute le plus facile à illustrer : il indique que la beauté de l'oeuvre est produite par l'impression qu'elle nous procure d'être constituée comme une totalité autonome, à l'intérieur de laquelle les relations unissant les différents éléments sont telles qu'on ne pourrait rien en modifier sans la détruire. Une telle conception permet de rendre compte d'une grande quantité d'oeuvres d'art antérieures.

L'élaboration interne sur laquelle insiste Kant correspond, par exemple, aux diverses règles formelles progressivement mises au point dans les domaines artistiques pour garantir en effet que l'oeuvre produise un effet d'ensemble (formes des poèmes, règles de la perspective, application du nombre d'or, structures des compositions musicales, etc.).

On peut toutefois se demander si elle permet aussi de saisir la spécificité des oeuvres postérieures, en particulier de celles qui composent ce qu'il est habituel de nommer art « moderne » (depuis Manet) ou « contemporain » (tel qu'il est produit depuis vingt-cinq ans). Avant même de répondre, il importe de rappeler que, selon Kant, le beau n'est pas la seule valeur esthétique.

Une place doit être faite à ce qu'il nomme le « sublime », dont la version « mathématique » (ou de la grandeur) se constate dans les oeuvres (notamment architecturales) dont les dimensions sont particulièrement impressionnantes (pyramides d'Égypte, colonnade de Saint-Pierre de Rome).

Ce sublime n'est pas une simple variante de la beauté, puisqu'il produit sur le spectateur un effet pratiquement opposé : alors que la beauté « plaît », le sublime est plutôt du côté du « déplaisir », il «rabroue ».

D'où l'on peut déjà déduire que, même pour l'esthétique classique, une oeuvre d'art peut être autre chose que « belle ». [II.

L'ébranlement de ces critères] C'est cependant l'évolution même des oeuvres d'art (c'est-à-dire de celles que l'on reconnaît comme telles et de leur définition) qui oblige à remettre en cause la présence nécessaire, en elles, d'une beauté.

Les artistes eux-mêmes introduisent dans leurs oeuvres des principes d'étrangeté qui semblent peu compatibles avec ce que la beauté implique traditionnellement d'harmonie ; ainsi, lorsque Baudelaire affirme que « la beauté est toujours bizarre », il la conçoit comme échappant aux normes dominantes et recélant en elle un pouvoir dérangeant.

Plus globalement, les transformations de la peinture à partir de 1860 nous renseignent sur la volonté qui est celle des peintres de ne plus s'en tenir à une beauté déjà admise et repérée — dans laquelle ils ne voient qu'un encouragement à l'académisme ou à l'art «pompier» —, c'est-àdire à l'exploitation de formes qui, pour diverses raisons, ne leur conviennent plus.

Au moment même où Marx croit pouvoir constater que l'art grec peut toujours nous servir de modèle, les artistes s'en détournent (et Gauguin, bien persuadé qu'il faut, selon ses propres termes, « fuir le Grec », le fuira en effet jusqu'aux Marquises). À ce désir de changer les formes de l'art (mais aussi ses thèmes : les impressionnistes s'intéressent autant à la ville moderne qu'à la campagne, et plus du tout à la mythologie) s'ajoute un élargissement croissant de ce que les artistes d'abord et peu à peu le public (ou du moins une partie de ce dernier) reconnaissent comme oeuvres en provenance de cultures non-occidentales.

Sont ainsi progressivement considérées d'un oeil neuf des oeuvres provenant aussi bien d'Extrême-Orient que des sociétés « primitives » (art africain, océanien, amérindien ou australien) — qui s'ajoutent à l'histoire de l'art occidental et perturbent la définition possible de ce que l'on nommerait « beauté ».

Il devient en effet difficile de découvrir des critères communs qui désigneraient une beauté universelle dès lors que l'on juxtapose, comme on peut le faire désormais, une fresque romane, une statue grecque, un bouclier océanien, une toile de Poussin, une terre cuite chinoise, un monotype de Gauguin et un masque africain.

C'est pourtant à partir d'un tel « échantillonnage » que travaillent les artistes dès le début du XXe siècle ; et ils en tiennent compte de différentes manières, qui donneront naissance aussi bien au cubisme qu'à l'expressionnisme allemand ou à certaines versions du surréalisme en peinture (cf. André Breton : « La beauté sera convulsive ou ne sera pas » : on est désormais très éloigné de l'harmonie classique). Certains esthéticiens n'hésitent plus, dès lors, à considérer que la notion de beauté est devenue inutile, sinon « dangereuse » — selon l'adjectif qu'utilise à ce propos Mikel Dufrenne — pour analyser les oeuvres d'art.

Tout concept de beauté ne peut en effet s'élaborer qu'à partir de la connaissance de l'art tel qu'il existe déjà ; ce qui a pour conséquence qu'il risque d'être démenti par l'art en train de s'inventer — ou qu'à vouloir l'imposer aux artistes, on risque de favoriser des solutions académiques.. »

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