L'objectivité est elle accessible ou tout est il interprété?
Extrait du document
«
L'objectivité renvoie à l'objet (phénomène, oeuvre d'art, etc.) lui-même.
En d'autres termes, il s'agit de savoir si la conscience peut
se rapport à l'objet en soi ou si le fait même de s'y intéresser implique déjà une interprétation.
Toutefois, il s'agit en ce cas de déterminer
ce que recouvre l'interprétation elle-même.
Est-elle ce qui masque l'objet – l'opposé de l'objectivité – ou bien ce qui constitue l'objet luimême ? Ainsi, on peut se demander si l'objectivité ne vient pas de l'interprétation elle-même, au sens où l'objectivité n'est plus un
rapport neutre à l'objet, mais ce qui le constitue, ce qui précisément en fait un objet pour la conscience.
I – Bergson : le cerveau ne fabrique pas des représentations
Dans Matière et mémoire, Henri Bergson bat en brèche l'idée selon laquelle le cerveau aurait pour
fonction de former des représentations.
En effet, les objets n'existent pas d'abord pour ensuite venir se
refléter intégralement dans la pensée, sous la forme d'une représentation – disons d'un « tableau » les
figurant fidèlement.
Bien plutôt, le monde est un composé d'images, qui sont en rapport les unes avec
les autres ; à ce titre, le cerveau n'est qu'une image et se trouve en rapport avec d'autres images (des
objets, par exemple).
Ainsi, le cerveau ne reçoit pas des informations sur toutes les images qui l'entourent (il n'en
forme pas de représentations), mais il considère les parties des images utiles à son action.
Le cerveau
est donc un centre d'action et ne retient des objets que ce qui la rend possible.
En quelque sorte, il ne
voit d'elles que ce qui lui est utile.
Loin de voir l'image (ou l'objet) en sa totalité, le cerveau n'en illumine
qu'une partie, la face qui l'intéresse et sera susceptible de servir son action.
Or, c'est uniquement de
cette manière que l'objet sera reconnu, puisque ne pas l'interpréter en fonction de notre action, de son
utilité, revient à le négliger.
II – Umberto Eco : l'oeuvre ouverte
Si l'objet se trouve constitué dans et par l'interprétation du cerveau dans l'ordre des
phénomènes, il semble en être de même dans le domaine esthétique.
L'oeuvre d'art supposerait
toujours, selon Umberto Eco, une intervention du lecteur ou du spectateur.
Or, comment comprendre
cette interprétation ?
Afin de préciser cette idée, Eco (dans Six promenades dans les bois du roman et d'ailleurs) établit une différence entre Lecteur
empirique et Lecteur Modèle.
Le lecteur empirique, c'est n'importe qui, quand il lit un texte.
Celui-ci peut être alors lu de mille manières,
aucune loi impose une façon de lire et, souvent, le texte fait office de réceptacle des passions du lecteur, qui proviennent de l'extérieur du
texte et que le texte suscite fortuitement.
Or, à ce moment-là, le lecteur n'interprète pas le texte, mais l'utilise ; il le prend pour le miroir
de ses sentiments, alors que l'oeuvre est destinée à tous.
Le lecteur modèle est celui qui prend acte de cette ouverture de l'oeuvre ; il s'appuie ainsi sur des éléments objectifs présents
face à lui et « joue » le jeu de l'oeuvre.
Ainsi, il permet de constituer l'oeuvre en tant qu'oeuvre.
Alors qu'utiliser un texte revenait à le
recouvrir de ses sentiments et à le masquer, l'interpréter c'est le révéler, le faire advenir dans et par l'interprétation.
III – Ricoeur : l'interprétation est constitutive
Ricoeur, « Il n'y a pas de symbole sans un début d'interprétation »
Il y a des expressions qui sont immédiatement claires, qui sont univoques, et des expressions qui sont plus complexes.
Ce sont ces
dernières qui laissent la place à l'interprétation et qui la suscitent, parce qu'elles comportent en elles-mêmes une énigme.
Dans cette
citation extraite de De l'interprétation, Ricoeur affirme le lien étroit entre le symbole et l'interprétation.
En effet, le symbole désigne «
toute structure de signification où un sens direct, primaire, littéral, désigne par surcroît un autre sens indirect, secondaire, figuré qui ne
peut être appréhendé qu'à travers le premier ».
Par exemple, le cœur est le symbole de l'amour mais aussi du courage.
Ainsi, tout
symbole et tout langage symbolique exigent une démarche interprétative qui dévoile un sens ou suscite la réflexion.
En d'autres termes, «
le symbole donne à penser ».
Or, la dimension symbolique est partout présente dans le monde qui nous entoure et dans les activités
humaines.
On la retrouve dans des domaines aussi variés que l'art, la politique, la religion etc.
En politique par exemple, on peut penser
au symbole de Marianne, à la faucille et au marteau, à l'aigle romain…En ce sens, de nombreuses activités humaines suscitent
l'interprétation et la réflexion afin de découvrir le sens caché.
C'est que nous pouvons voir avec la question de l'interprétation des rêves
par exemple .
Mais nous pouvons également penser aux discours idéologiques en politiques en remarquant la place importante que
prend la dimension symbolique du langage.
Dire alors que le symbole donne à penser, c'est noter la nécessaire mise en route de la
réflexion et le travail d'interprétation qui peuvent permettre de dévoiler un sens qui n'apparaît pas au premier abord.
L'interprétation est
alors ce qui permet de ne pas en rester aux apparences.
Ainsi, s'il n'y a pas de symbole sans un début d'interprétation, il est nécessaire
de prendre en compte l'importance de la démarche interprétative parce qu'elle est une dimension essentielle de l'exercice de la pensée.
L'interprétation est apparue constitutive dans l'ordre des phénomènes aussi bien que dans le domaine artistique.
Pour Paul Ricoeur
et la pensée herméneutique, l'interprétation se donne comme une fin en soi, notamment lorsqu'elle s'applique au sujet.
En effet, si
Descartes a posé un type de conscience qui peut faire retour sur soi – être à la fois sujet et objet – et se saisir comme substance
pensante, pour l'herméneutique, au contraire, la conscience doit se confronter aux autres (dont l'action est un texte à interpréter) et à une
tradition (que sont les textes que l'on interprète au sein d'une culture).
C'est donc uniquement dans l'interprétation que se construit le
sujet.
Alors que la conscience cartésienne se saisit immédiatement, comme objet de sa propre pensée, le sujet herméneutique emprunte
un détour, qui est celui des textes qu'il rencontre.
C'est dans leur interprétation qu'il devient proprement ce qu'il est, qu'il se comprend et
se constitue.
L'interprétation apparaît alors comme un mouvement infini, toujours à recommencer, et c'est en ce sens que tout est
interprété (ou à interpréter).
Conclusion :
Si l'on cesse d'opposer simplement l'objectivité à l'interprétation – en pensant que l'une serait seulement valable au détriment de
l'autre – il est possible de saisir comment l'interprétation contribue à l'objectivité, à la construction de l'objet, qu'il s'agisse d'un
phénomène, d'une oeuvre d'art ou de l'identité d'un sujet et d'une communauté.
Le détour par la pensée herméneutique a permis en
outre de montrer en quelle mesure le sujet ne peut être objectif dans l'isolement, mais comment il doit recomposer l'objectivité à travers
un processus infini d'interprétation..
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