L’ineffable ?
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Il est des réalités intraduisibles par le langage:
A) D'abord, dans le domaine psychologique.
Puisque le langage est essentiellement social, la pensée
autistique, celle qui demeure sans contact avec la réalité extérieure et avec autrui est donc incommunicable: chez les
schizophrènes, l'aphasie n'a pas d'autre cause.
sans descendre jusque-là, il est certain qu'il existe dans la vie
affective (émotions, sentiments, passions) bien des nuances individuelles que le langage ne traduit que fort
imparfaitement.
Bien des auteurs, et des plus classiques, ont fait allusion à ce "je-ne-sais-quoi" que le langage ne
parvient pas à exprimer.
C'est surtout dans la communication des consciences entre elles que cette insuffisance du
langage s'affirme.
Bergson l'avait signalé: "Le mot aux contours bien arrêtés, le mot brutal qui emmagasine ce qu'il y a
de commun et par conséquent d'impersonnel dans les impressions de l'humanité, écrase ou tout au moins recouvre les
impressions délicates et fugitives de notre conscience individuelle...
Celles-là seules de nos idées qui nous appartiennent le
moins, sont adéquatement exprimables par des mots".
Seule, selon Bergson, la musique serait capable, par-delà "ces joies et ces tristesses
qui peuvent, à la rigueur, se traduire en paroles", de saisir "quelque chose qui n'a
plus rien de commun avec la parole, certains rythmes de vie qui sont plus intérieurs à
l'homme que ses sentiments les plus intérieurs, étant la loi vivante, variable avec
chaque personne, de son exaltation, de sa dépression, de ses regrets et de ses
espérances".
La philosophie existentielle a insisté davantage encore sur le caractère
"ineffable" de la communication: ainsi, pour Karl Jaspers, la communication reste
toujours "le secret des deux êtres" qu'elle unit, puisqu'elle est affirmation
existentielle, non conceptuelle, de l'unicité de ces deux êtres, et bien souvent, pour
la nouer, "le silence, expression normale de l'inconditionné" vaut mieux que toute
explication.
Même dans notre vie intellectuelle, il s'en faut que tout soit exprimable
par le langage.
"On ne peut parler, dit Condillac, sans décomposer la pensée en ses
divers éléments pour les exprimer tour à tour et la parole est le seul instrument qui
permette cette analyse de la pensée." Il résulte de là que, tant que la pensée
demeurez encore enveloppée ou syncrétique, tant qu'elle n'a pas encore explicité
les rapports qui la constituent, elle est malhabile à s'exprimer: tels sont ces états
sur lesquels avait insisté W.
James, tels que "sentiments de rapports", "intention" de
parler en tel ou tel sens, "attitudes mentales".
Cette dernière remarque nous met en
garde cependant contre la tendance, trop fréquente dans la philosophie
contemporaine, à exalter cette pensée inverbale ou balbutiante.
Car, parfois, la
pensée qui ne parvient pas à exprimer, est fréquemment une pensée confuse.
L'ineffable c'est parfois l'irrationnel: tel était d'ailleurs le sens du mot dans l'ancienne langue, où le nombre ineffable
n'était autre que le nombre incommensurable, que nous appelons aujourd'hui précisément le "nombre irrationnel".
B) La philosophie contemporaine a incriminé bien plus vivement encore l'incompétence du langage dans le
domaine métaphysique: "nous ne voyons pas les choses en elles-mêmes, écrivait déjà Bergson, nous nous bornons le
plus souvent à coller des étiquettes sur elles.
Cette tendance, issue du besoin, s'est encore accentuée sous l'influence du
langage.
Car, les mots désignent tous des genres".
Ainsi, le langage contribue à nous masquer la vraie réalité des
choses, qui est toujours concrète et singulière.
aussi, l'intuition qui seule, selon Bergson, nous permettrait d'atteindre
l'absolu, cherche-t-elle à coïncider avec ce que l'objet a d'unique et, " par conséquent, d'inexprimable".
Ici encore la
philosophie existentielle a accentué cette position.
Certains philosophes en viennent à faire du "je-ne-sais-quoi" une
véritable catégorie de la pensée (Jankélévitch).
Selon Jaspers, toute existence individuelle est unique et, par suite, ce n'est pas seulement l'individu empirique dans
sa particularité historique, qui est, comme l'avaient reconnu les scolastiques, "inépuisable et inexprimable", c'est
l'existence elle-même qui s'oppose au discours, et la philosophie, en tant que discours sur l'existence, ne peut
prétendre à l'exprimer: elle ne peut être qu'un appel qui "éveille" l'existant individuel et l'invite à être lui-même.
C) Mais, si c'est une défaite de la pensée philosophique (dont le rôle est de tout comprendre) que de
reconnaître de l'ineffable, il n'en va plus de même du point de vue religieux et surtout mystique.
Qui reconnaît
l'existence d'un être infini, reconnaît en effet par là même l'impuissance de l'intelligence humaine à le comprendre
pleinement et celle du langage humain à l'exprimer adéquatement.
Aussi le premier Concile du Vatican proclame-t-il
Dieu "ineffablement élevé" au-dessus de toutes les créatures.
a plus forte raison, les mystiques qui s'efforcent d'entrer
en union spirituelle avec cet Etre infini, ne trouvent-ils plus de paroles pour exprimer cette union, et certains d'entre
eux sont allés jusqu'à parler du "je-ne-sais-quoi" qu'ils ressentent dans l'extase.
Sainte Thérèse déclare qu'au moins
au début, elle "passa fort longtemps sans trouver une seule parole pour faire connaître aux autres les lumières et les
grâces dont dieu la favorisait", et Bossuet, dans une lettre à l'une de ses pénitentes, lui conseille, pour faire oraison,
de dire ö sans rien ajouter.
Il s'en faut toutefois que, chez les vrais mystiques, cet état ne soit qu'inconscience et tourne le dos à toute
intelligibilité.
Comme l'a très bien dit h.
Delacroix, "pour les mystiques chrétiens, le dieu ineffable est au dieu de l' Eglise
ce que l'intuition est au discours.
Il le dépasse, mais il se précise et s'explicite en lui...
Ils adhèrent explicitement ou
implicitement à l'école qui contraint le discours à témoigner en faveur de l'intuition"..
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