L'individu a-t-il le droit de disposer de son existence ?
Extrait du document
«
Introduction.
— S'il est vrai que la tendance fondamentale du vivant est un vouloir-vivre, l'homme cependant,
consciemment, attache un certain prix à la vie, moins pour elle-même que pour les fins qu'elle réalise.
Alors il la juge, dans
le Sens où il juge les réalisations, et il veut en nier parfois la valeur : d'où il prétend pouvoir disposer de la vie comme on
dispose d'un moyen.
Dans quelles conditions a-t-il le droit de le faire ? Quand peut-il se croire le juge qui' dispose ?
I (Analyse des faits).
— En fait l'homme dispose de sa propre existence sous trois formes : suicide, duel, sacrifice
volontaire.
1° Suicide et sacrifice s'opposent immédiatement par leur but.
Le suicida est la volonté de chercher la mort comme but, ce
qui reste vrai, quelle que soit l'origine de cette détermination : qu'on veuille la mort par souci exclusif d'un bonheur
manqué, qu'on cherche à échapper à des sanctions redoutées, qu'on n'accepte pas une situation jugée déshonorante
;Caton d'Utique), ou qu'on veuille considérer la mort comme une autre réalité (Cléombrote).
Le sacrifice est la volonté de
réaliser une fin, au risque de la mort (même si le sacrifice prend l'aspect extérieur d'un suicide, comme dans certains
sacrifices rituels, par ex.
chez les Hindous).
Le duel expose la vie au profit d'une idée, comme le sacrifice, et il a surtout
pour caractère de vouloir la réalisation de l'idée (l'honneur) par le dédain de la mort; on est en droit de contester la valeur
de ce mode de réhabilitation, car on demandera avec raison si la volonté courageuse d'affronter la mort est la forme
nécessaire du souci d'effacer un déshonneur.
Mais en fait, dans le duel, l'homme veut soutenir une valeur au risque de la
mort : ce qui ramène à l'esprit du sacrifice.
2° Ainsi, on est dans tous les cas en présence de cette affirmation que la vie n'est pas un but.
Mais le suicide s'en tient à
cette formule négative : on a voulu un certain état de vie, et on affirme que l'impossibilité de le réaliser donne un droit de
s'échapper.
On définit donc la vie comme ayant un but rigoureusement individuel : qu'elle vaut absolument comme
satisfaction ou réalisation de l'individualité.
Le sacrifice, au contraire, ajoute cette forme positive de l'affirmation qu'une
certaine fin doit être atteinte à tout prix.
On pose donc une valeur qui domine non seulement la vie, mais l'individualité.
Aucun doute sur le sens de la question : il ne s'agit pas de l'organisation de la vie, do ses buts, dos actions ou attitudes
qui la constituent (comme on a dit « faire sa vie »), mais bien et seulement du fait d'exister (vivre, au sens biologique).
Le
droit de disposer de sa propre existence serait donc le droit de mettre en jeu la vie, ce qui revient à dire : droit de se
donner la mort ou de s'y exposer délibérément, par sa propre décision : soit suicide, sacrifice, ou duel.
(On exclut
évidemment le cas où l'homme obéit à un ordre, auquel il ne peut se soustraire, comme le soldat à la guerre).
On trouvera
donc la base de discussion dans trois questions classiques mais d'ordinaire traitées séparément, et qu'il faudra relier.
Le travail essentiel est de rechercher, sous des formes d'action qui peuvent être extérieurement identiques, le sens réel et
les finalités de l'acte par lequel on va à la mort.
D'autre part, si les formes de réalisation importent peu ou point au
jugement moral, le problème a une double face : objectivement, quelles conditions donnent le droit; du point de vue du
sujet, dans quels cas a-t-il le pouvoir de juger ?
Il apparaît d'abord que si la vie se posait elle-même comme une finalité, qui ne se subordonnât à rien d'autre, le problème
indiqué n'aurait pas de sens, ou devrait être immédiatement résolu par la négation.
On juge bien plutôt la vie pour les
finalités qu'elle donne le moyen de réaliser.
Ceci permettra l'énoncé du problème.
II (Conséquences).
— De là, quelle que soit la vérité morale de laquelle on se réclame, le sens effectivement différent des
jugements, de même que s'opposent individualité d'une part, et socialité ou valeurs humaines d'autre part.
De là, aussi,
certaines indécisions, si la finalité est indécise ou objet d'une interprétation contestable (comme dans le duel), ou si l'une
des formes revêt apparemment la finalité de l'autre (Caton se tue pour l'honneur de son parti).
Mais de toute façon, si la
vie doit être considérée comme un moyen, le droit d'en disposer pourra être accordé ou devra être nié suivant la finalité à
laquelle on le subordonnera.
Tout revient donc à établir le sens de cette finalité.
III.
— La question de fond devient ainsi : la vie de l'individu a-t-elle ou non son sens en elle-même, de telle sorte
qu'également elle trouverait ou non en elle la condition d'un droit à disposer d'elle-même ?
Nous suggérons les réflexions suivantes.
Le sens de la vie individuelle si on voulait le voir dans cette vie même, ne pourrait
être que dans l'idée de bonheur, forme d'ensemble des satisfactions.
Mais cette idée, l'expérience et l'analyse psychologique montrent qu'elle n'est autre chose que la forme de l'individualité
réalisée.
Cela revient donc à poser a priori la vie pour la vie.
— Le sens de la vie n'est pas non plus dans la société en ellemême, ou l'utilité sociale, car on reviendrait nécessairement à l'idée d'une somme des individus eux-mêmes, comme le
montrent bien les Utilitarismes sociaux (Bentham, Mill), qui finissent par se fonder sur l'utilité individuelle.
— !Mais toute
l'expérience humaine démontre que seule la vie sociale réalise l'homme et toutes les valeurs humaines.
La socialité est la
forme de cette volonté des idées, qui au delà de l'animalité expriment l'homme ou donnent aux sentiments venus de la
nature biologique un sens plus riche ou plus profond.
Le sens de la vie est la réalisation de ces idées.
La condition du droit
de disposer de la vie, c'est qu'en en disposant on serve ces idées.
C'est pourquoi un sens moral exact condamne le suicide
ou en discute âprement même les formes qui avoisinent le sacrifice, tandis qu'il glorifie sans réserve le sacrifice digne de ce
nom.
Conclusion.
— On aperçoit alors la solution de la dernière question.
Quand est-on juge ? Dans la moyenne — et disons
aussi dans la généralité — des cas, le jugement dépasse les moyens de l'individu, qui reste alors subordonné aux règles
d'ensemble de la vie morale et sociale.
Mais aussi il est des cas où seul l'homme peut apercevoir l'opportunité de l'action et
en juger.
Alors apparaît l'idée du sacrifice volontaire, où aucune autorité ne saurait estimer les conditions (savant, soldat,
etc.).
Nous avons donc le droit de disposer de notre existence, quand, apercevant une haute valeur humaine à réaliser au
risque de la vie, nous pouvons seul estimer ce risque en tant que moyen unique de réalisation..
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