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«
Épictète.
«Comment se fait-il donc que j'aie écouté les discours des philosophes et
leur aie donné un plein acquiescement, et que, dans la pratique, je ne me
sois en rien libéré plus entièrement ? Serais-je par hasard d'une nature si
ingrate ? Pourtant, dans les autres matières, dans toutes celles dont j'ai
voulu m'occuper, on ne m'a pas trouvé trop mal doué, mais j'ai appris
rapidement les lettres, la lutte, la géométrie, l'analyse des syllogismes.
Serait-ce alors que le système philosophique ne m'a pas convaincu ? En
vérité, il n'est rien qui m'ait plu davantage et que j'aie mieux aimé depuis
le début et à présent je fais des lectures sur ces doctrines, je les entends
exposer, j'écris sur elles.
Nous n'avons pas jusqu'ici trouvé de système
plus fort.
Qu'est-ce donc qui me manque ? Ne serait-ce pas que les
jugements contraires n'ont pas été extirpés ? Que les pensées ellesmêmes n'ont pas été mises à l'épreuve, qu'on ne les a pas habituées à
faire face aux réalités, mais que, comme de vieilles armures mises de
côté, elles se sont tachées de rouille et ne peuvent même plus s'adapter
à moi ?»
[Introduction]
Le problème posé par Épictète dans cette page concerne le décalage entre
théorie et pratique, connaissance et action, philosophie et existence.
La
première phrase du texte signale, en effet, une contradiction entre Tordre du «discours» y.
1) et celui de la «pratique»
(I.
3): loin de produire l'effet escompté, le savoir philosophique paraît sans prise sur la vie morale et spirituelle du
penseur.
C'est cette situation paradoxale que l'auteur cherche à expliquer.
Reprenant des solutions classiques, il
envisage successivement trois hypothèses: l'inefficacité de la philosophie pourrait provenir d'une insuffisance de dons
naturels (I.
5 à 8), d'un défaut de conviction (I.
8 à 13), d'un manque d'exercice (I.
14 à 20).
Il conclut alors que,
puisque ni la nature ni la connaissance ne suffisent à rendre compte de l'écart entre la pensée et la vie, l'exercice doit
jouer un rôle fondamental dans le passage du savoir à la sagesse.
Nous nous proposons donc d'exposer
successivement le problème signalé par Épictète, les différentes hypothèses qu'il envisage pour le résoudre ainsi que
les éventuelles limites de la solution qu'il propose.
[I.
Un contradiction problématique entre la philosophie et l'existence.]
[1.
Les implications pratiques de la philosophie et plus particulièrement de la philosophie stoïcienne.] Si le désaccord de
la pensée et de l'existence fait scandale c'est que la philosophie ne saurait être une simple affaire spéculative.
La
«sagesse» dont elle est amour n'est pas seulement une connaissance du monde qui en atteint les principes
fondamentaux, elle implique encore une manière d'être.
Du reste, pour le sens commun, le philosophe n'est-il pas avant
tout celui qui aborde les événements de la vie d'une façon particulière, avec détachement et sérénité? Le savoir du
philosophe doit rejaillir sur ses jugements les plus quotidiens et, par suite, sur la totalité de ses actes.
Épictète
désigne, à la ligne 3, cette incidence pratique de la philosophie comme une libération.
Le texte est peu explicite sur le
sens de ce terme.
Un rapprochement avec les lignes 14 et 15 suggère cependant l'idée d'une lutte contre les
jugements anciens qui, pour avoir été réfutés maintes fois, n'en exercent pas moins leur prestige sur notre pensée.
Mettre en pratique la philosophie équivaut donc à se délivrer, dans notre manière ordinaire de réfléchir, de sentir, de
vouloir, des préjugés les plus tenaces.
Ce thème très général prend un sens particulier en liaison avec la philosophie
propre d'Épictète.
Certes, il serait faux de réduire le stoïcisme à une morale.
Les stoïciens ont au contraire élaboré un
«système» complet incluant, à côté de l'éthique, une physique et une logique.
Toutefois, avec Épictète, l'accent est
très fortement mis sur les conséquences pratiques du «système philosophique» (I.
9).
Un bref rappel de celles-ci n'est
probablement pas inutile pour comprendre la portée de cet extrait.
Le point de départ de la pensée d'Épictète est la
reconnaissance de deux catégories de choses distinctes: les «choses qui dépendent de nous» et celles «qui n'en
dépendent pas» (c'est sur cette distinction que s'ouvre le Manuel).
Au nombre de ces dernières figurent les biens
extérieurs (richesses, considération...) et les biens du corps (santé, vie...).
Il n'est pas - du moins pas entièrement en notre pouvoir d'être en bonne santé, aimé, élevé dans la hiérarchie sociale...
Cela dépend des autres, des
circonstances et de manière générale d'une destinée qui nous échoit.
Inversement, nous disposons entièrement de nos
pensées et de nos désirs.
La sagesse consistera donc à maîtriser le cours intérieur de nos vies afin de ne jamais rien
désirer ni craindre des choses qui ne dépendent pas de nous mais, au contraire, à acquiescer avec une égale humeur
aux nécessairement sages arrêts de la providence.
De la sorte, le philosophe sera toujours parfaitement heureux puisque tous ses désirs seront satisfaits et rien de ce qu'il craint ne lui arrivera - et pleinement libre car même le plus
puissant despote ne peut nous assujettir qu'à proportion de notre attachement aux biens qu'il peut nous ravir.
La
libération dont il est question est donc principalement celle par laquelle nous nous arrachons aux peurs et aux désirs
relatifs à des biens qui nous sont étrangers (la peur de la mort, par exemple, ou le désir de reconnaissance).
[2.
Le scandale du désaccord de la pensée et de la vie.] La découverte des vérités de la philosophie stoïcienne - le
monde est réglé par la providence, la volonté est toute-puissante sur notre monde intérieur - doit se traduire dans la
manière d'être du sage.
Or, en moraliste impitoyable, Épictète constate pour lui-même et au-delà de lui (si le «je»
s'applique à Épictète, il ne saurait s'y réduire) que la connaissance philosophique ne produit pas nécessairement la vie
qui lui serait théoriquement conforme.
Ce qui est ici visé, ce n'est pas l'hypocrisie car, même si elles sont démenties.
»
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