L'imagination crétrice et le problème de l'invention
Extrait du document
«
I.
Si « expliquer », c'est ramener l'inconnu au connu, le nouveau à l'ancien, l'Acte créateur en tant que tel défie
l'explication.
Expliquer une création c'est la nier en tant que promotion de l'inédit, la nier en tant que création.
Et il
est bien vrai que l'Acte créateur Divin transcende toute explication psychologique.
Toutefois l'imagination créatrice
de l'ingénieur, du romancier, du musicien n'est pas une création ex nihilo.
Ce n'est pas une invention pure et, par làmême, elle est en partie explicable.
C'est ainsi que l'inventeur trouve dans la culture de son époque les éléments de
sa création; dans ses passions ou dans les besoins de son milieu social les motivations de son activité.
II.
La création d'une théorie scientifique, la création artistique, sont évidemment fonction d'un acquis, d'une culture
antérieure.
Une théorie scientifique surgit quand elle est mûre, quand elle est suffisamment préparée par l'évolution
des sciences et des techniques.
C'est pour cela que souvent des chercheurs qui ont travaillé sans se connaître font
simultanément la même découverte.
Newton et Leibniz imaginent en même temps le calcul infinitésimal.
Lavoisier,
Priestley, Cavendish découvrirent à peu près simultanément l'oxygène.
L'artiste, même s'il est moins dépendant du
milieu culturel que le savant, ne crée pas lui non plus à partir de rien.
Malraux aime à nous rappeler qu'on ne devient
pas peintre en regardant les paysages, mais en regardant les toiles des musées.
Le peintre se définit en fonction de
ses maîtres, même si sa relation avec eux est une relation d'opposition.
Par exemple, les créations de Cézanne se
définissent d'abord en fonction de l'impressionnisme.
Disciple de Pissaro, il ne veut exprimer tout d'abord que la
lumière et l'atmosphère.
Puis par opposition il va chercher sous les apparences la structure architecturale cachée
sous la diversité chatoyante des impressions superficielles, les assises géométriques du monde masquées par les
jeux de lumière.
Ce qui montre que les créations humaines ne surgissent pas ex nihilo, c'est le phénomène des survivances.
Par
exemple, l'ancien château-fort avec ses tours, ses créneaux, a beau avoir perdu dès le xve siècle toute valeur
militaire à cause du développement de l'artillerie, il n'en survit pas moins partiellement dans les châteaux de la
Renaissance.
Les accessoires militaires survivent à titre d'ornement comme l'équipement de guerre survit dans le
costume de cour.
L'imagination n'est créatrice qu'en étant continuatrice.
III.
L'acte d'invention dépend des motivations passionnelles (sociales ou individuelles).
Il y eut par exemple assez
peu d'inventions techniques dans l'antiquité gréco-romaine parce que les esclaves fournissaient une main-d'œuvre
abondante et peu coûteuse et qu'ainsi la « créativité » mécanique se trouvait fort peu sollicitée.
Ribot raconte qu'à
la suite d'un discours agressif du ministre allemand Bismark, un inventeur français chercha et découvrit le principe
d'un fusil à répétition!!! A plus forte raison, les œuvres d'art ont leur source dans les tendances et les passions, plus
précisément, nous disent les psychanalystes, dans l'affectivité refoulée.
Les pulsions qui s'esthétisent en images
sont celles qui, contrariées ou refoulées, n'ont pu se traduire en actes.
Est-ce par hasard que le grand infirme
Toulouse-Lautrec est hanté par les chevaux bondissants, par les jambes souples et agiles des danseuses et des
acrobates, et — plus trivialement — que les toiles d'Utrillo commencent à se couvrir de devantures de café à une
époque où son entourage l'empêche de boire? Ce qui est vrai de l'œuvre d'art l'est à plus forte raison des formes
plus humbles de l'imagination créatrice.
Le rêve, la rêverie, le jeu donnent libre cours à l'affectivité et apparaissent
comme des compensations pour des tendances brimées à l'état de veille.
On pourrait expliquer par le même
processus les utopies : lorsque les hommes sont malheureux dans la société où ils vivent, ils tendent à imaginer un
monde meilleur, une cité idéale.
C'est ainsi qu'au début du xixe siècle Charles Fourier, qui avait connu à Paris et
surtout à Lyon toutes les horreurs de la société industrielle naissante, imagine les jardins fleuris du « phalanstère »
où tout le monde travaille par « attraction » et où nul n'exploite son prochain.
IV.
Mais, jusqu'à présent, nous n'avons parlé que des matériaux de l'invention et du climat affectif qui en sollicite
l'exercice.
Il reste donc à caractériser autant que faire se peut l'acte d'imagination créatrice en lui-même.
Beaucoup
opposent les processus d'invention aux démarches logiques.
Le grand physicien et chimiste Faraday disait : « Si
vous saviez comment j'ai fait mes découvertes, vous me prendriez pour un fou.
» Pour trouver quelque chose, nous
disent aujourd'hui même les partisans des techniques du brain-storming, il faut confronter les idées les plus
disparates, s'éloigner des habitudes intellectuelles, rechercher les paradoxes.
Les processus par lesquels on trouve
ne sont pas ceux par lesquels on prouve.
Condillac comparaît les méthodes logiques aux parapets qui bordent les
ponts.
Celles-là, comme ceux-ci, « nous empêchent de tomber, mais ne nous font pas avancer ».
V.
Toutefois il convient de réhabiliter en partie l'intelligence pour rendre compte de l'acte d'invention.
a) L'imagination apparaît malgré tout inséparable de l'intelligence, c'est-à-dire de l'aptitude à saisir des rapports
entre les choses.
Le système de Newton, par exemple, réunit dans une même formule des faits aussi divers,
apparemment aussi éloignés les uns des autres que la chute des corps, les mouvements des planètes, les marées.
(Valéry : « le génie de Newton a consisté à dire que la lune tombe alors que tout le monde voit bien qu'elle ne
tombe pas ».) La poésie elle-même ne tire-t-elle pas tout son charme d'analogies, de rapprochements inédits?
b) Le rôle de l'intelligence apparaît surtout dans le travail rationnel nécessaire qui suit la trouvaille intuitive (comme
dans le travail qui l'a précédée).
Emerson disait, un peu trivialement mais fort clairement, que l'invention exigeait «
un dixième d'inspiration, neuf dixièmes de transpiration ».
N'oubliez pas que Kepler avait fait dix-neuf hypothèses sur
la trajectoire de Mars, et calculé les mouvements pour chacune d'elles avant de découvrir que la trajectoire était
une ellipse..
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