l'idée esthétique
Publié le 13/10/2023
Extrait du document
«
L'idée esthétique
Notre rapport à une œuvre est bien souvent difficile à exprimer : l'expérience que nous
faisons face à une œuvre, quelle qu'elle soit, peinture ou poésie, sculpture ou musique par exemple,
est toujours unique et sans fin.
En effet, l'esprit se voit mis en perpétuel mouvement devant une
œuvre sans qu'on ne parvienne jamais à saisir l'oeuvre d'une manière absolue, à s'arrêter à ce qu'elle
nous présente à premier abord : car l'oeuvre semble toujours nous emporter ailleurs, notre pensée
dépasse sans cesse le cadre du tableau pour une peinture ou le mots inscrits qui compose le poème,
comme Joseph Addison l'exprime en 1712 dans Les plaisirs de l'imagination : « Les mots, quand ils
sont bien choisis, possèdent en eux une telle force qu'une description nous donne souvent des idées
plus vives que la vision des choses mêmes ».
De là peut être nos longues méditations devant une
toile, que seule une lassitude peut arrêter, car sans cesse elle est ravivée de nouvelles pensées, de
nouvelles images qui viennent à notres esprits s'ajouter à ce qu'elle présente.
Ainsi, l'oeuvre parfois
arrive à nous arrêter et nous faire voir plus ce qu'elle ne semble être à première vue, comme une
hypothypose qui nous fais voir bien plus d'une scène qui est écrite, comme le récit de Théramène
dans Phèdre, acte V scène 6, nous amène à imaginer la violence de cette scène, le sang couler du
corps traîné par ses chevaux d'Hypollite.
On voit que l'oeuvre a ce pouvoir de nous entraîner
toujours plus loin qu'elle-même, sans que l'on puisse arrêter de penser une œuvre, avec de nouvelles
images, de nouvelles sensations, de nouvelles représentations que Racine est arrivé à évoquer en
nous par ces vers.
D'où peut-être, en plus du temps qu'on passe devant celle-ci, les discussions
incessantes que l'on peut avoir à propos d'un tableau ou d'une sculpture par exemple, quand on
essaye de dire ce qu'elle nous a inspiré.
On ne parvient jamais à poser réellement des mots sur ce
qui s'est passé, sur ce l'on a vu, de rattacher cette expérience à un savoir fixe, car l'experience en
elle-même est apparue changeante : on ne saurait déterminer ce que l'oeuvre nous fait voir car il
nous est apparu une infinité de choses.
L'oeuvre apparaît toujours en excès, excès infini à quoi
l'homme semble bien incapable de mettre un terme et du même coup de connaître l'oeuvre, de poser
une limite à ce qu'elle lui fait imaginer.
S'intéresser à ce rapport étrange, infini entre une œuvre et
un homme, c'est donc interroger cet excès qui découle de la rencontre entre l'esprit d'une homme et
l'oeuvre dans sa matérialité, mais aussi de notre capacité à aborder une œuvre : peut-on connaître
quelque chose qui nous apparaît sans cesse en excès, sans fin ?
Cette expérience est notamment décrite et pensée par Kant, au paragraphe 49 de La faculté
de juger où apparaît la notion « d'idée esthétique », qu'il définit comme « la répresentation de
l'imagination, qui donne beaucoup à penser, sans qu'aucune pensée déterminée, c'est à dire de
concept, puisse lui être adéquate et que par conséquence aucune langue ne peut complètement
exprimer et rendre intelligible ».
Cette notion d'idée esthétique semble convenir pour caractériser ce
qui cause cet excès de pensée que nous ressentons notamment devant l'oeuvre.
Ainsi il va s'agir
pour nous d'interroger cette notion afin d'éclairer le rapport l'oeuvre et l'homme.
Comment
comprendre cet excès ? Qu'est ce que cette notion d'idée esthétique nous dit de l'art mais aussi de
l'Homme, des capacités de son esprit ? Il va donc s'agir pour nous de faire apparaître une
problématique plus précise de cette expérience à partir de la notion d'idée esthétique et de dégager
les notions que deverons interroger plus précisemment pour comprendre ce rapport entre l'homme et
l'oeuvre snsibles, aux accents d'infini.
*
*
*
I.
Kant, Critique de la faculté de juger, §49-51
On retrouve donc la notion « d'idée esthétique » au paragraphe 49 de la Critique de la faculté
de juger intitulé « Des pouvoirs de l'esprit qui constituent le génie ».
Y est évoqué au début du
paragraphe l'âme d'une œuvre, comme l’union d’un sens et d’une présence sensible, différente de
l'élégance de l'oeuvre, du goût.
C'est ainsi « le principie vivifiant de l'esprit », celui qui y apporte la
vie, « animant l'esprit et mettant en mouvement les facultés de l’esprit, c’est-à-dire les dispose à un
jeu qui se conserve lui-même et même augmente les forces qui y interviennent .
Mais toutes les
œuvres ne possèdent pas cette âme, cette possibilité de vivifier l'esprit à l'infini.
Et cette âme est pour Kant « la faculté de la présentation des Idées esthétiques ».
L'idée
esthétique est une forme de pensée qui ne peut prétendre au titre de connaissance, c'est à dire à la
possiblité d'une synthèse du concept et de l'intuition.
Cette forme de pensée apparaît comme
l'inverse des « idées de a raison » : ici la connaissance est interdite car le concept fait défaut à
l'intuition [Connaissance immédiate d'une réalité présente actuellement à l'esprit] (et non l'inverse
pour une idée de la raison).
Cette « idée esthétique » est donc relative à l'expérience que je fais devant une œuvre :
l'expérience est si riche, si intense, si singulière, au point d’ouvrir sur un infini, que tous les
concepts dont je dispose, toutes les formes que produit mon esprit, sont tout simplement incapables
de saisir cette intuition, de l’enclore dans un concept et d’en faire la synthèse.
L'idée esthétique
n'ouvre donc pas sur la connaissance à cause de son excès : il y a trop à penser dans l'oeuvre, mais
c'est bien ce qui lui donne une âme, qui vivifie notre esprit.
Cette idée esthétique « donne la
possibilité de porter notre regard sur un champ infini de représentations apparentées », à partir d'un
atrribut esthétique, comme l'aigle de Jupiter et la foudre dans ses serres, qui nous montre bien plus
sans être enfermé dans un concept comme le ferait un attribut logique.
Le plaisir que nous prenons à la contemplation esthétique provient donc de ce qu’il nous fait
prendre conscience de ce qu’on pourrait nommer notre « santé » spirituelle, l’intégrité de notre
pouvoir d’inventer, le dynamisme en nous de notre puissance créatrice.
Se dévoile ainsi par la notion « d'idée esthétique » le pouvoir créateur de l’imagination
(entendue ici comme la faculté de connaissance productive et non pas reproductive reliant des
représentations suivant une loi d'association) : l’œuvre d’art en effet fait jouer en sa matière sensible
une infinité de représentations que sa présence convoque, au-delà de ce qu’un concept peut
signifier : l'imagination créer « une autre nature pour ainsi dire à partir de la matière que la nature
réelle lui donne ».
L’imagination se fait suggestive, indicatrice, elle fait signe vers le
champ illimité du sens (et non de la « vérité » de la science).
Aucun concept ne l’atteint, n’en rend
compte totalement, et l’entendement est dépassé, aucune connaissance objective n'est possible.
L’idée esthétique « permet de penser […] beaucoup d’indicible »: elle n’est jamais
que suggestive, sa richesse demeure dans l’implicite ; il n'y a pas de mise en présence — sous les
yeux — de quelque chose qui pourrait être dit par ailleurs, l’imagination dit « à sa manière » tout ce
qu’il y a à dire, et ne peut l’être autrement, comme par le langage par exemple.
L’idée esthétique est
donc pour Kant une façon de penser avec et par les sens ; penser, c’est alors sentir, voir, entendre, et
c'est aisni qu'elle donne à l'oeuvre une âme, au-delà de ses qualités physique, de son élégance, de sa
beauté.
L’objet esthétique est par lui-même indéfinissable, sa forme aléatoire et toujours imprévue
déjouant nécessairement le cadre conceptuel dans lequel nous cherchons à l’enfermer ou à la
contraindre.
De la beauté, nous pouvons seulement dire qu’elle surgit toujours depuis le lieu où
nous l’attendons le moins.
« Donne à penser bien plus que ce qui est compris dans le concept
déterminé », ce don de l'idée esthétique reste une énigme, aucune définition précise lui est donnée :
si en effet c'est la nature réelle qui fournit sa matière première à l'imagination, celle-ci la travaille
« en quelque chose qui dépasse la nature ».
Kant ne franchit donc pas ici le pas qui consisterait à
déterminer objectivement l'existence d'une nature suprasensible, où s'originerait la possibilité de
cette donation à l'oeuvre dans l'idée esthétique.
La question de l'excès, de l'infini à laquelle nous
donne accès l'oeuvre reste toujours posée, mais bien que plus claire : comment mieux comprendre
cette richesse de l'idée esthétique qui ne parvient jamais à être enfermée dans un cadre
conceptuelle ? Quelle place accorder à l'oeuvre, à ce qu'elle nous présente, dans cet infini qu'elle
nous ouvre ? Il va tout d'abord s'agir pour nous de mieux comprendre ce qui se passe dans l'oeuvre
pour que ce qu'elle exprime ne soit réductible à un concept, afin de repenser le....
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