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l'humanité se compose-t-elle de plus de morts que de vivants ?

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« Expliquer cette pensée : « L'humanité se compose de plus de morts que de vivants.

» L'humanité se compose de plus de morts que de vivants. Les "morts" sont les grands hommes qui ont contribué au progrès de l'humanité.

L'humanité, ce sont les "êtres passés, futurs et présents qui concourent librement à perfectionner l'ordre universel" Introduction.

— Malgré la tendance générale de l'autarcie économique, malgré les deux guerres mondiales et malgré la menace d'une troisième — peut-être à cause de cette menace —, les peuples se sentent de plus en plus solidaires les uns des autres, et l'ensemble des habitants de la terre tend à constituer une personne morale consciente de ses intérêts : l'humanité.

Or, de cette humanité, il a été dit qu'elle se compose de plus de morts que de vivants.

Que signifie cette affirmation ? On pourrait d'abord comprendre que, dans cet arbre immense, il y a beaucoup de branches et de racines mortes, c'est-à-dire beaucoup de membres sans vitalité, par suite inutiles, sinon nuisibles, à l'ensemble. Nous le remarquons à une échelle où l'observation directe est facile, par exemple la classe ou la famille, la force d'un groupement n'est pas proportionnelle à son effectif : il est en effet des poids lourds qui constituent une charge et non une aide pour l'accomplissement de la tâche commune. Nous songeons tout naturellement aux incapables : queues de classe qui retardent la progression de la tête ; dans les familles, bouches inutiles qu'il faut cependant nourrir.

Mais il est aussi des individus normalement doués, ou même ayant à leur actif un rendement appréciable, dont la présence est un handicap plutôt qu'un avantage pour leurs compagnons de vie : ce sont les égoïstes, qui ne pensent qu'à leurs intérêts ; les individualistes, manquant d'esprit d'équipe par trop de prétention à faire oeuvre personnelle.

Les groupements humains qui se sont totalement donnés à l'oeuvre commune et dont la générosité entraîne les autres.

Or, ils sont peu nombreux.

Le nombre des poids morts est bien plus considérable. Plus encore que les petits groupes dont nous avons l'expérience directe, le corps immense que constitue l'humanité nous donne le spectacle d'une vitalité médiocre, parce que la majorité de ses membres sont comme morts pour lui, ne contribuant en rien à la vie de l'ensemble, ou même retardant son développement. Il est d'abord des peuples entiers qui restent en marge des échanges vitaux qui assurent la vie de l'humanité comme personne morale : les uns figés dans leurs routines à un haut degré de civilisation, mais repliés sur eux-mêmes et prétendant se suffire.

Pour l'humanité, ces peuples sont comme morts. Ensuite, les peuples normalement intégrés dans la communauté humaine comportent bien des groupes qui font en quelque sorte bande à part ; les groupes les plus généreux comptent, nous l'avons dit, des membres qui vivent en parasites et ne sont d'aucune efficacité pour l'oeuvre commune., Voilà un premier sens qu'on peut donner à l'affirmation : « L'humanité se compose de plus de morts que de vivants ». Mais il semble préférable de prendre « morts » dans son acception propre et de donner à cette affirmation un autre sens : l'humanité est constituée par les générations disparues plus encore que par la génération présente.

Comme l'écrivait Pascal, « toute la suite des hommes, pendant le cours de tant de siècles, doit être considérée comme un seul homme qui subsiste toujours » (Ed.

Brunschvicg, p.

80) . Une fois admise cette notion de l'humanité, il est bien évident que, dans cet être immense, la proportion des morts est, non pas plus grande, mais des milliers de fois plus grande que celle des vivants.

Aussi, non seulement l'affirmation « l'humanité se compose de plus de morts que de vivants » ne présente rien d'étonnant, mais encore on peut s'étonner que la disproportion soit si faiblement marquée. Nous sommes amenés par là à nous demander si le rapport établi entre la part des vivants et la part des morts dans la constitution de l'humanité ne serait pas qualitatif plutôt que quantitatif et s'il ne faudrait pas comprendre non pas : l'humanité se compose non pas seulement de plus de morts que de vivants, mais encore plus de morts que de vivants ; les morts y constituent un élément, non pas seulement numériquement supérieur, mais aussi et surtout plus essentiel que les vivants. C'est bien ainsi que s'exprime Auguste Comte, l'inspirateur de la pensée que nous interprétons : pour lui, l'humanité est un "être immense et éternel, qui se compose beaucoup plus (et non pas : de beaucoup plus) de morts que de vivants".

Comment expliquer cette prépondérance des morts sur les vivants ? En distinguant entre l'humanité réelle et l'humanité idéale.

Si nous considérions l'espèce humaine comme une branche particulière des mammifères, nous devrions reconnaître qu'elle se compose de vivants : les morts la composaient autrefois ; ils ne la composent plus.

Mais quand nous parlons de l'humanité, ce n'est guère une espèce biologique que nous entendons désigner : nous songeons à un être moral, c'est-à-dire qui subsiste, non pas dans le monde, mais seulement dans les esprits, dans les mémoires ; l'humanité se compose des individus qui représentent pour nous l'espèce humaine.

Ce ne sont pas nos parents ou nos camarades : ils sont trop près de nous pour que nous puissions les idéaliser et les prendre comme symbole.

Ce sera peut-être — c'était surtout avant les actualités cinématographiques et autres procédés modernes d'information...

et de diffamation — quelque contemporain entrevu de loin dans une auréole de gloire.

Mais ce sont surtout des morts. Il est frappant de le constater : les hommes, et surtout les grands hommes, reçoivent ordinairement à leurs obsèques des honneurs qui ne leur furent pas accordés durant leur vie.

Pourquoi ? Peut-être parce qu'ils sont dans un autre monde : un vivant, si grand soit-il, est un de nous, et nous nous sentons sur un certain pied d'égalité avec lui ; un mort, au contraire, appartient à un ordre qui nous est étranger et qui nous inspire un respect instinctif.

Peut-être aussi parce que le prestige des vivants reste toujours plus ou moins précaire et menacé d'éclipse : une faute ou une simple maladresse suffit parfois à faire oublier toute une existence de vertu ou de succès ; la mort seule rend définitive la figure que nous faisons dans ce monde ; aussi est-ce à leur mort que les grands hommes reçoivent les hommages les plus éclatants. Ensuite, après la mort on se tait sur les défauts des disparus et peu à peu on les oublie, tandis que leurs vertus sont exaltées.

Les familles sont naturellement portées à voir leurs ancêtres dans une atmosphère de légende, et les nations à considérer comme des demi-dieux ceux qui les ont faites.

Les vivants comptent bien peu à côté de ces morts dont le souvenir reste si vif dans les esprits. On comprend dès lors qu'on puisse dire que l'humanité se compose de morts plus que de vivants. Conclusion.

— Nous devons cependant l'avouer : ce n'est pas sans quelque peine que nous avons pu expliquer cette affirmation.

C'est qu'elle implique des présupposés qui ne sont plus communément reçus : soit une religion de l'humanité comme celle qu'avait créée Auguste Comte, soit plutôt le traditionalisme d'après lequel la lumière qui nous éclaire vient du seul passé.

Pour le contemporain, la lumière qui vient de l'avenir a aussi son importance, et peut-être la première : il s'agit de collaborer à la préparation d'une humanité plus vraiment humaine.

Aussi beaucoup, de nos jours, préféreraient se représenter l'humanité comme composée d'hommes à naître plus que de morts ou de vivants.. »

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