L'homme doit-il chercher son bonheur hors du quotidien ?
Extrait du document
«
« Tout recommençait, il savait tout, il pouvait tout prévoir, il pouvait raconter minute par minute les années de malheur qui allaient suivre,
les longues, longues années quotidiennes, ennuyeuses et sans espoir… » La phrase de Sartre correspond à ce que nous ressentons quand
nous devons définir ce qu'est le quotidien : actes qui se reproduisent chaque jour, tous les jours.
Le quotidien est ce qui est propre à
chaque jour.
Comme il est lié à la vie de tous les jours, il ne présente, pour cette raison, aucun caractère remarquable.
Le quotidien est
donc ce qui se subit et se ressent comme des jours monotones à battement régulier.
Il se caractérise par l'habitude.
C'est pourquoi
beaucoup veulent échapper à ce quotidien par la découverte de sensations nouvelles, en voyageant, en s'adonnant à l'otium, à l'oisiveté…
En somme, à fuir son quotidien.
Mais cela suffit-il pour trouver le bonheur ? Cela peut suffire, momentanément, à trouver son bonheur
personnel en tant qu'événement propre à apporter quelque satisfaction.
Car par essence, le bonheur n'est pas un événement, furtif,
momentané, c'est un état moral que l'on atteint.
Cet état moral est-il compatible ou non avec le quotidien ?
Problème : Chercher son bonheur personnel, et le bonheur en général, cela nécessite-t-il de se défaire du quotidien ou, au contraire, estil possible de retrouver dans le quotidien les passages nous menant au bonheur ?
1 – À la recherche d'un ailleurs.
Bonheur personnel et habitude
- Le quotidien est perçu par deux prismes négatifs : le travail, conçu comme labeur en tant que résultat
d'une aliénation par Karl Marx ou exercice d'une domination mortifère comme le ressent Friedrich
Nietzsche, est défini négativement.
Les conditions de travail pénibles, la dévalorisation du travail
manuel, et la répétition quotidienne du travail conduisent les hommes au ressentiment vis-à-vis de
l'habitude et des habitudes solidement ancrées dans le quotidien.
L'habitude, c'est la routine qui use
l'énergie et les corps.
C'est pourquoi les hommes espèrent intimement s'échapper : pour une vie intelligible, hors de tout
monde sensible, de tout quotidien routinier.
Or l'aspiration à l'intelligible implique la haine du corps.
Les hommes cherchent la délivrance dans la foi religieuse.
Mais l'espoir lui-même est une forme
d'aliénation.
« Nous ne vivons jamais, nous espérons de vivre », écrit Blaise Pascal.
Fuir le quotidien,
c'est le mépriser.
Mépriser le quotidien, c'est rejeter la vie au temps présent.
- Or pour David Hume, l'habitude est le grand guide de la vie.
Nous sommes contraints de nous
remettre à l'habitude car c'est elle qui structure les mécanismes qui gouvernent nos capacités
spirituelles de penser et de sentir.
C'est par l'habitude que nous pouvons vivre dans le présent, se
structurer dans l'espace.
- Penser positivement l'habitude, c'est reprendre la notion de quotidien en un sens inédit.
Depuis les
années 1950, nous observons en poésie une esthétique du quotidien, du banal, de l'ordinaire.
Le
quotidien est au cœur de la poésie et de l'art.
Le concept de Ready-Made de Marcel Duchamp consiste à
déplacer un outil, un accessoire des plus banal dans un musée.
L'objet du quotidien, de l'ordinaire
acquiert une beauté nouvelle.
En poésie, Philippe Jaccottet est sensible à ces motifs ordinaires, banals
qui nous environnent tandis que Francis Ponge décrit une figue sèche ou une lessiveuse.
2 – Bonheur et Présent.
Se choisir heureux ici-maintenant
- Faut-il fuir le présent pour être heureux ?
Si je cherche le bonheur hors du quotidien, je restreins mon champ de recherche au seul monde.
Or chercher le bonheur dans le monde et
non pas dans le sujet conscient, au sein même du sujet pensant, cela revient à ne pas pouvoir parler conceptuellement de bonheur car la
recherche du bonheur ne peut se limiter à la recherche d'un événement.
Celui-là est toujours momentané, furtif, le bonheur, quant à lui,
est total.
Chercher son bonheur, c'est chercher la béatitude spinoziste, état dans lequel l'homme s'engouffre pour ne jamais en sortir.
- Seul le sujet peut expérimenter le bonheur.
Comme le sujet n'expérimente que le présent, le bonheur ne se ressent que dans la vie
présente, dans le monde présent.
Les grandes sagesses, platoniciennes, épicuriennes, stoïciennes… apprennent à vivre dans le présent.
Or, il n'y a pas de mode d'emploi du bonheur ni de guide pratique.
Le bonheur, son bonheur personnel semble davantage être le résultat
d'un choix.
« Que faut-il pour être heureux ? Je ne le sais pas.
Sois heureux », écrit Friedrich Nietzsche.
Le bonheur n'est pas la fin de la
philosophie, mais son moyen.
Il n'y a pas pire moyen que de chercher le bonheur, dans le monde, hors du quotidien, car cela aboutit
toujours à une forme nouvelle d'aliénation.
« Bien et Mal ne sont que des manières de penser », écrit Baruch Spinoza.
Le bonheur procède
d'un certain regard sur le monde, sur le quotidien et sur sa manière de vivre.
3 – Bonheur et moralité
- Pour l'épicurien, avoir conscience de sa maxime conduit au bonheur.
Pour le stoïcien avoir conscience de sa vertu, voilà le bonheur.
Ce
sont trois conceptions de l'articulation du bonheur à la moralité.
La première situe le bonheur dans le besoin du monde, la seconde dans
l'indépendance du monde.
Pour l'une, le bonheur est le Bien, pour l'autre, c'est la vertu.
Chaque sagesse définit le bonheur selon ses
critères propres.
Le problème de ces conceptions dites eudémonistes (le Bien est la finalité de l'existence humaine) est qu'elles font du
bonheur leur point central alors que l'on peut jamais attester son existence.
- S'il n'y a pas de guide pratique pour heureux ou de démonstration mathématique du bonheur, c'est que la recherche du bonheur est
incertaine.
Le bonheur s'expérimente toujours individuellement.
Il n'y a donc pas de loi pour régir le bonheur.
Il est nécessaire de
subordonner le bonheur à la moralité et non l'inverse, écrit Emmanuel Kant.
- C'est la loi morale me commande de faire le Bien.
Mon bonheur individuel est compris dans le Bien, mais ce n'est pas le Bien qui est à
la source de ma conduite mais la loi morale.
Comme l'écrit Kant, la loi morale n'est pas la doctrine qui nous enseigne comment nous
devons nous rendre heureux, mais comment nous devons devenir dignes du bonheur.
Ce qui nous rend digne, c'est la conduite morale.
Conclusion
Non seulement il n'y a pas de doctrine du bonheur mais nous ne connaissons et nous ne connaîtrons que le quotidien, en tant
qu'expérience du monde renouvelée.
Il appartient à chacun d'entre nous de changer son regard sur le quotidien par le biais de l'art, de la
peinture, de la poésie… Le bonheur authentique, la béatitude, est cet état de satisfaction complet, dont les racines plongent dans le
quotidien, que procure la philosophie et le plaisir de penser et qui englobe bonheur personnel et bonheur d'autrui..
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