l'homme a-t-il besoin de se faire des illusions ?
Extrait du document
«
1.
PREMIER MOMENT : CONTENU EXPLICITE DE L'ÉNONCÉ
L'énoncé nous fournit l'occasion de signaler à l'attention une difficulté résultant du sens équivoque du mot « illusion
» et de sa dévalorisation bien fréquente et pas toujours justifiée.
Ce mot est formé à partir de la voie passive du verbe latin « illudere » et désigne l'état de celui qui est joué ou
abusé.
L'illusion est le fait de l'esprit « qui se laisse abuser ».
Associée à l'erreur, l'illusion comporte le plus souvent une
dépréciation implicite.
Réduite de plus en plus à l'irréalité et déduite de mieux en mieux de l'ignorance, l'illusion invoque quelque chose de
négatif.
Défaut de savoir et manque de « réalisme », l'illusion est pour le moins qu'on puisse dire redoutée voire
redoutable.
Et pourtant l'illusion nous enchante et nous charme.
En effet, tout se passe comme si, on savait que ce
n'était pas vrai mais qu'on avait besoin de ne pas le croire pour nous croire ou nous « accroître ».
On erre et on se
réjouit de notre errance ; on erre et on se complaît dans notre erreur.
C'est un leurre efficace.
Car il est vrai que
l'illusion renferme une croyance indéracinable.
« Les faits ne pénètrent pas dans le monde où vivent nos croyances.
Ils n'ont pas fait naître celles-ci, ils ne les détruisent pas.
Ils peuvent leur infliger les plus constants démentis sans
les affaiblir, et une avalanche de malheurs et de maladies se succédant sans interruption dans une famille ne la fera
pas douter de la bonté de son Dieu ou du talent de son médecin » (Proust).
Le prisonnier de l'illusion est rebelle à la lumière.
Il entend et refuse obstinément de comprendre.
Ou il entend sans
vraiment comprendre.
Sa surdité est absurde.
Et sa croyance incontournable.
C'est une erreur qui persiste après sa réfutation.
Il ne suffit pas de la dénoncer pour qu'elle se dissipe.
Car l'illusion
est une erreur d'une espèce particulière.
Elle répond à un besoin particulier.
Elle correspond à une nécessité vitale.
Davantage qu'une erreur, l'illusion est « une chose » nécessaire à l'existence.
L'homme tend vers elle comme vers ce qui le comble.
Celui qui s'illusionne ne s'abuse pas par pure méprise ou par
bêtise, mais comme par «désir».
L'illusion n'est désirée que pour autant qu'elle manifeste un au-delà magique et magnifique pour la réalisation de mon
propre désir.
Elle est recherchée pour autant qu'elle recouvre tous les caprices d'un désir assailli par le même «
cortège» de choses ordinaires.
Elle répond à notre aspiration ardente de rompre le cours ordinaire des choses.
De ne
plus être sous la pression du monde, ni sous la puissance de ses impressions ou de ses conceptions.
Manière comme
une autre de se forger son propre monde.
Entendue « positivement » l'illusion exprime ce besoin impérieux
d'échapper à la réalité massive et de « déjouer » cette sombre existence.
Le prisonnier de l'illusion est comme délivré, le plus souvent à son insu et suite à l'appel du désir, de l'épaisseur du
réel.
Force est de songer à cet appel du désir.
Force est de reconnaître dans le désir, l'écho le plus fidèle de
l'illusion.
L'illusion n'est rien moins que ce monde rempli de mon désir.
Ceci explique sa puissance.
Cela explique sa
persistance.
On peut certes tenter d'attribuer cette puissance à l'impuissance de la condition humaine, comme le
fait Pascal : « l'homme n'est qu'un sujet plein d'erreur naturelle et ineffaçable sans la grâce.
Rien ne lui montre la
vérité.
Tout l'abuse ; ces deux principes de vérités, la raison et les sens, outre qu'ils manquent chacun de sincérité,
s'abusent réciproquement l'un l'autre » ou à l'ignorance foncière de l'homme, prisonnier de la caverne Platonicienne «
quand l'un de ces hommes aura été délivré et forcé soudainement à se lever, à tourner le cou, à marcher, à
regarder du côté de la lumière ; quand, en faisant tout cela, il souffrira, quand, en raison de ses éblouissements, il
sera impuissant à regarder lesdits objets, dont autrefois il voyait les ombres, quel serait, selon toi, son langage si on
lui disait que, tandis qu'autrefois, c'étaient des billevesées qu'il voyait, c'est maintenant, dans une bien plus grande
proximité du réel et tourné vers de plus réelles réalités, qu'il aura dans le regard une plus grande rectitude ? et non
moins naturellement, si en lui désignant chacun des objets qui passent le long de la crête du mur, on le forçait de
répondre aux questions qu'on lui poserait sur ce qu'est chacun d'eux ? Ne penses-tu pas qu'il serait embarrassé ?
Qu'il estimerait les choses qu'il voyait autrefois plus vraies que celles qu'on lui désigne maintenant? (...) Mais dismoi, si on le forçait en outre à porter des regards du côté de la lumière elle-même, ne penses-tu pas qu'il souffrirait
des yeux, que, tournant le dos, il fuirait vers ces autres choses qu'il est capable de regarder, qu'il leur attribuerait
une réalité plus certaine qu'à celle qu'on lui désigne ? »
Sinon à la faiblesse des « facultés » selon Malebranche « ne juger jamais par les sens de ce que les choses sont en
elles-mêmes, mais seulement du rapport qu'elles ont avec notre corps, parce qu'en effet les sens ne nous sont point
donnés pour connaître la vérité des choses en elles-mêmes, mais seulement pour la conservation de notre corps »
ou selon Spinoza :
«...
Une imagination est une idée qui indique plutôt l'état présent du corps humain que la nature d'un corps
extérieur, non pas distinctement bien sûr, mais confusément ; ce qui fait que l'esprit est dit errer.
Par exemple
lorsque nous regardons le soleil nous imaginons qu'il est distant de nous d'environ deux cents pieds, en quoi nous
nous trompons aussi longtemps que nous ignorons sa vraie distance ; mais celle-ci une fois connue, l'erreur est sans
doute supprimée mais non l'imagination...
».
Il n'en demeure pas moins que le prisonnier de l'illusion refuse de reconnaître son impuissance, refuse de croire à son
ignorance et refuse d'admettre son impotence.
Ou du moins préfère son impuissance à toute espèce de puissance,
sa croyance à toute espèce de sciences et son illusion à toute espèce de réalité.
Comment dès lors peut-on
espérer l'inciter à renoncer à ses propres illusions ? Ne le voyons-nous pas, tel l'homme de la Caverne, s'abandonner
à l'illusion avec le désir de s'accomplir en dépit de son irréalité et malgré elle ?
Force est de constater que l'illusion et le besoin ne font qu'UN.
Il s'agit précisément de se demander en quel sens et
dans quel sens, il en est de l'illusion comme de quelque chose que l'on doit s'approprier pour compléter notre être ou
pour combler un manque réel.
Comble du paradoxe : comment peut-on espérer combler un vide par un autre vide ? Comment peut-on avoir
réellement besoin de quelque chose d'irréel ?.
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