L'histoire porte-t-elle au scepticisme ?
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«
Un penseur contemporain a écrit : « L'Histoire justifie ce que l'on veut.
Elfe n'enseigne rigoureusement
rien, car elle contient tout et elle donne des exemples de tout.
» (Paul Valéry, « Regards sur le monde
actuel »).
Ce scepticisme touchant la portée de l'histoire vous paraît-il justifié ?
Dans son « De Oratore », Cicéron a, en quelques.
mots célèbres, magnifié « l'histoire témoin des siècles passés,
flambeau de la vérité, âme de la mémoire, maîtresse de vie...
» Ce dernier titre surtout — historia, magistra vitae —,
maintes fois repris, est devenu comme le thème d'un lieu commun.
Descartes, dans le « Discours de la méthode »,
nous dit : « La gentillesse des fables réveille l'esprit ; « les actions mémorables des histoires le relèvent.» Nous
savons aussi quel cas les grands révolutionnaires faisaient des « Vies parallèles » de Plutarque ; dans cette lecture
M`"` Roland aurait trouvé « une âme spartiate ».
Les temps sont bien changés.
« L'Histoire justifie ce que l'on veut, nous dit Paul Valéry.
Elle n'enseigne
rigoureusement rien, car elle contient tout, et elle donne des exemples de tout ».
Que faut-il penser de cette
opinion ? D'abord l'histoire justifie-t-elle toutes les conceptions que nous pouvons nous faire du passé ? Ensuite —
et c'est sur ce point surtout que le' texte cité affirme l'incapacité de l'histoire à nous enseigner — justifie-t-elle
toutes les conceptions de ,L'idéal vers lequel nous devons tendre ? En bref, l'histoire justifie-t-elle toutes les
conceptions historiques ? Justifie-t-elle toutes les conceptions morales ?
I.
— L'HISTOIRE COMME TÉMOIN DU PASSE
Dans un discours prononcé en 1932 à la distribution des prix du Lycée Janson-de-Sailly, Paul Valéry prit plaisir à
montrer les contradictions des jugements de la postérité et même des jugements des historiens sur les grands
hommes de la Révolution.
Ce sont des monstres, disent les uns.
— Taisez-vous, dit l'autre : « c'étaient des saints ».
« De différents esprits, procédant des mêmes données, exerçant leurs vertus critiques et leurs talents d'organisation
imaginative sur les mêmes documents..., se divisent, s'opposent, se repoussent à peu -près aussi violemment que
des factions politiques ».
C'est que chacun se porte vers le passé avec ses idées sur le présent et sur l'avenir : « Les interprétations
concrètes du passé sont liées à des volontés tendues vers l'avenir...
L'historien, dans la mesure où il vit
historiquement, tend à l'action et cherche le passé de son avenir, c'est-à-dire s'évertue à fonder sur les
événements du passé ses prétentions pour l'avenir.
Cette façon de procéder est normale chez l'homme.
Il commence par des hypothèses injustifiées et, par éliminations
successives, aboutit à une conception indiscutable et acceptée par tous.
Malheureusement, ce contrôle de
l'hypothèse, relativement facile dans les sciences strictement expérimentales comme la physique ou la chimie, est
impossible en histoire.
D'abord, les événements historiques sont si complexes qu'on ne peut jamais prétendre faire,
conformément à la quatrième règle du « Discours de la méthode », de ces revues si générales qu'on soit assuré de
ne rien omettre.
L'historien doit nécessairement faire un choix, ne s'arrêter qu'au plus significatif.
« Il faut donc
choisir, c'est-à-dire convenir non seulement de l'existence, mais encore de l'importance du fait ».
Chacun choisit les
faits qui confirment sa thèse et néglige les autres.
Ensuite, les événements historiques ne se répétant pas, un
contrôle rigoureux des observations antérieures est impossible.
Enfin, du passé il ne nous reste que des faits bruts,
des matériaux sans âme : l'âme, c'est-à-dire la pensée des acteurs des tragédies de jadis, leurs intentions, à
chacun de les concevoir d'après les vraisemblances ; et ce qui paraît vraisemblable à l'un est jugé peu vraisemblable
par un autre.
De ces observations, il ressort nettement que l'histoire peut justifier des thèses opposées.
N'est-il pas exagéré de
dire qu'elle peut justifier tout ce que l'on veut ?
Tout d'abord, personne ne songera à prendre à la lettre l'expression « tout ce que l'on veut ».
Si quelqu'un
prétendait, pour reprendre un exemple de Paul Valéry, que toute l'histoire humaine est commandée par la
découverte du quinquina, ou encore que la crise économique actuelle résulte de la démolition de la Grande-Roue, on
se contenterait de sourire à ce plaisantin.
Par « tout ce que l'on veut », il faut entendre toutes les hypothèses que
l'observation ou l'étude ont suggérées ou même imposées à l'historien.
L'histoire ne peut peut-être pas fournir de
ces hypothèses une vérification vraiment scientifique; de là à affirmer qu'elle justifie tout ce que l'on veut, il y a de
la marge.
Ensuite, ces hypothèses elles-mêmes entre lesquelles se partagent les historiens sont fondées sur des faits
reconnus par tous.
Sans doute, lorsqu'on en vient à l'interprétation de ces faits, les divergences reparaissent, mais
jamais absolues : celui-là même pour qui les révolutionnaires étaient « des monstres » reconnaît un peu d'humanité
dans quelques actes de certains d'entre eux ; inversement, on a beau vénérer ces grands ancêtres comme « des
saints », on ne peut pas ignorer les cruelles faiblesses de plus d'un d'entre eux.
En somme, si l'histoire peut justifier des vues d'ensemble du passé assez diverses, elle restreint prodigieusement
notre choix.
Pour les faits particuliers, elle ne parvient pas, sans doute, à imposer une interprétation valable pour
tous les esprits : du moins aboutit-elle à ce résultat dans certains cas.
Enfin, elle parvient à établir nombre de faits
d'une façon indiscutable : qui pourrait justifier cette affirmation que Louis XIV est mort en 1710 ? L'histoire ne
justifie donc pas toutes les conceptions que nous pouvons nous faire du passé : elle ne nous laisse qu'un choix bien
limité.
II.
- L'HISTOIRE COMME INSPIRATRICE DE LA CONDUITE
Mais s'il n'est pas vrai que l'histoire soit incapable de nous faire connaître le passé, ne faudra-t-il pas admettre
qu'elle ne peut nous fournir une règle de conduite et diriger notre marche vers l'avenir ?.
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