l'histoire est-elle un art ou une science pure ?
Extrait du document
«
INTRODUCTION.
— L'histoire a commencé avec l'épopée dans laquelle l'auteur, cherchant avant tout à faire oeuvre d'art, embellissait le réel qui, souvent, se
perdait dans les ampliations légendaires.
Mais de nos jours, les historiens prétendent bien c'en tenir rigoureusement au réel et ne rien sacrifier de la vérité à
des préoccupations esthétiques.
Un des plus célèbres d'entre eux, FUSTEL DE C O U L A NGES, a même écrit : « L'histoire n'est pas un art mais une science
pure.
» Q ue faut-il penser de ce jugement ?
I.
— PREMIÈRE INTERPRÉTATION : HISTOIRE ET BAUX-ARTS.
La réflexion de FUSTEL DE C O U L A NGES semble claire et ne prêter à aucune hésitation : tandis que la comédie et la tragédie, le roman et l'épopée.
sont un
art ayant pour but de plaire et de satisfaire le sens esthétique, l'histoire est une science; son rôle est seulement de faire connaître le passé.
Examinons tout
d'abord la pensée du grand historien ainsi interprétée.
A.
La première affirmation de FUSTEL DE COULANGES (" l'histoire n'est pas un art") ne soulèvera pas d'objections irréductibles.
a) Sans doute, il est bon que l'historien complet, celui qui aux travaux de l'analyse ajoute les grandes synthèses d'où résultent les ouvrage: historiques, soit
un écrivain distingué et même artiste.
1° La place que les travaux historiques occupent dans l'histoire de la littérature montre que les critiques classent ces écrits parmi les oeuvre, littéraires.
2° D'ailleurs, on sait quel talent il faut pour faire revivre le passé aux yeux du lecteur.
b) Mais les qualités littéraires nécessaires au succès des ouvrages d'histoire sont des qualités d'écrivain, non des qualités d'historien.
Les physiciens et
les biologistes doivent, eux aussi, bien présenter leurs observations et leurs expériences.
C 'est pourquoi certains écrivains scientifique sont cités comme
modèles du genre dans les morceaux choisis.
C ependant nul n'a jamais songé à considérer la physique et la biologie comme un art.
Sans doute, les dons
littéraires sont d'une importance bien plu grande dans le travail historique que dans la recherche du biologiste ou du physicien; il reste cependant que,
même en histoire, la perfection littéraire de l'exposé est accessoire; ainsi il resterait vrai que « l'histoire n'est pas un art ».
B.
Mais la seconde partie de la réflexion de FUSTEL DE COULANGES (« l'histoire est une science pure ») paraît bien plus difficilement acceptable.
a) Q ue l'histoire soit une science : on peut l'accorder.
Peut-être certains spécialistes des s c i e n c e s e x a c t e s e t d e s s c i e n c e s expérimentales, jaloux
réserver à leurs recherches l'honorable épithète de scientifique, feront-ils quelques difficultés à ranger l'histoire au nombre des sciences.
A ccordons-leur
que cette discipline ne réalise pas la notion de science au même degré que les mathématiques ou la physique, mais reconnaissons aussi que l'historien peut
légitimement être considéré comme un savant : 1° à cause du but de sa recherche, qui est de connaître et de comprendre; 2° à cause de sa méthode, qui
comporte tonte la rigueur et toute la logique dont les faits historiques sont susceptibles.
b) A u contraire, on hésitera à faire de l'histoire une science pure, tout d'abord parce qu'on ne voit pas bien ce qu'il faut entendre par cette expression.
1° Dans le langage kantien, est pure la connaissance qui ne doit rien à l'expérience.
A insi, les mathématiques sont des sciences pures, leur objet étant
indépendant de l'expérience.
Dans l e s mathématiques elles-mêmes, on oppose parfois l e s mathématiques pures (arithmétique et algèbre) aux
mathématiques appliquées (géométrie et mécanique), dans lesquelles des données essentielles (temps et espace) sont imposées par l'expérience.
—
L'histoire, inutile de le dire, n'est pas une science pure dans ce sens : tous les faits étudiés par l'historien sont connus par l'expérience seule.
Mais ce n'est
certainement pas au sens kantien que FUSTEL DE C O U L A NGES parlait de science pure.
2° Dans une acception plus large, science pure pourrait signifier une connaissance rigoureusement exacte et absolument certaine.
A insi, on considère que
certaines lois physiques, par exemple les lois de la réflexion et de la réfraction de la lumière, atteignent une exactitude rigoureuse et une certitude absolue.
— Mais là physique elle-même n'aboutissant pas à, de tels résultats, ses lois n'étant qu'approximatives, l'histoire ne saurait encore moins y prétendre; il lui
manque, en effet, deux conditions essentielles de la précision et de la certitude : la mesure et l'expérimentation.
c ) O n pourrait aussi, pour sauver le jugement du grand historien, prendre le terme de « science pure » comme synonyme de connaissance ou de «
intelligence pure ».
Les autres oeuvres littéraires — la poésie lyrique, le drame, le roman — mettent bien en jeu les fonctions intellectuelles, mais
l'intelligence n'y suffit pas : l'affectivité sous diverses formes y joue un rôle essentiel.
A u contraire, la critique des documents et, à leur aide, la résurrection
du passé est affaire d'intelligence : les interventions de la sensibilité n'y étant que nuisibles, il est juste de considérer l'histoire comme affaire d'intelligence
pure.
On pourrait objecter sans doute que, en fait, l'historien va au passé avec ses sentiments et ses préjugés : on ne trouve pas dans son oeuvre le reflet
de cette intelligence pure qui ferait l'histoire vraiment digne du titre de science.
A ussi bien n'est-ce pas l'histoire réelle mais l'histoire idéale que prétend
caractériser l'auteur de La C ité antique.
Dans ce sens, nous pourrions accepter ce jugement.
Reconnaissons cependant que nous avons dû faire bien des efforts pour trouver à sa proposition une interprétation défendable, et il est fort probable que
notre dernière interprétation ne correspond pas à la vraie pensée de FUSTEL DE C O U L A NGES.
Nous sommes ainsi amené à examiner de nouveau cette proposition en donnant au mot « art » un sens qui ne vient pas à l'esprit à la première lecture :
peut-être parviendrons-nous à une conclusion plus sûre.
II.
— DEUXIÈME INTERPRÉTATION : HISTOIRE ET ARTS PRATIQUES
Il est, entre science et art, une opposition traditionnelle : la science a pour objet la connaissance et l'explication des choses; elle est désintéressée.
L'art,
au contraire (celui de l'artisan, et celui qu'on apprend à l'École des A rts et M anufactures et dans les Écoles d'A rts et M étiers), a pour but l'utile.
En comprenant ainsi le mot art, trouverons-nous à la pensée de FUSTEL DE C O U L A NGES une signification qui soit à la fois simple et acceptable ?
A .
Tout d'abord, « l'histoire n'est pas un art ».
C ette première proposition est indiscutable.
Sans doute, on peut tirer de l'histoire des leçons précieuses pour
la pratique : c'est sur l'expérience du passé que la vraie politique se fonde.
Mais si la politique est un art, l'histoire est une science : elle a pour but de
connaître et d'expliquer le passé.
B.
A yant entendu par « art » l e s savoir-faire qui permettent d'utiliser les connaissances théoriques pour la satisfaction des besoins de l'homme,
l'interprétation de la seconde proposition n'offre guère de difficulté.
« Science pure » s'oppose à « science appliquée », qui est synonyme du terme art.
A insi,
en disant : « l'histoire est une science pure », FUST E L D E C O U L A NGES ne ferait guère que répéter sous une autre forme ce qu'avait énoncé la première
proposition : l'ayant caractérisée en disant ce qu'elle n'est pas et en l'opposant à l'art, il la caractérise maintenant d'une façon positive, en précisant ce
qu'elle est.
Nous admettons donc aussi cette seconde proposition, qui ne fait qu'expliciter une idée implicitement contenue dans la première.
Par conséquent, si nous prenons art au sens de connaissance pratique, nous n'avons aucune réserve à faire à la déclaration de FUSTEL DE C ouLA NGES.
Mais était-ce bien ainsi que l'auteur des Institutions comprenait ce mot P Nous ne saurions l'assurer.
CONCLUSION.
— Pris dans son sens obvie, le jugement de FUST E L D E C O U L A NGES .paraît à peu près inacceptable; ce n'est que le désir de ne pas
contredire cet éminent représentant de l'histoire qui aboutit, à force de tourner et de retourner les termes, à lui trouver une signification qui ne prête pas trop
le flanc à la critique.
M ais en cédant à ce désir nous avons abandonné l'attitude de la « science pure ».
A ussi aurons-nous en terminant le courage de
déclarer que FUST EL DE C O U L A NGES ne nous paraît pas, dans ce cas, avoir trouvé une formule heureuse.
»
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