l'habitude est-elle une aide ou un obstacle à la liberté
Extrait du document
«
Introduction.
— Contrairement à l'opinion commune qui fait de l'acquisition de bonnes habitudes, l'essentiel de
l'éducation, Jean-Jacques Rousseau déclare : « La seule habitude qu'on doit laisser prendre à l'enfant est de n'en
contracter aucune ».
Et, quelques lignes plus loin, il continue : « Préparez de loin le règne de sa liberté et l'usage de
ses forces..., en le mettant en état d'être toujours maître de lui-même, et de faire en toute chose sa volonté, dès
qu'il en aura une.
»
Le grand inspirateur de la pédagogie moderne considère donc l'habitude comme un obstacle à l'exercice de la liberté.
Pouvons-nous nous ranger à son avis ?
I.
- L'HABITUDE, OBSTACLE A LA LIBERTÉ
La liberté psychologique ou morale dont il est ici question est le caractère d'une volonté qui ne subit aucune
contrainte, non seulement extérieure, mais encore intérieure, et conserve la maîtrise de ses actes.
Un acte libre est
celui qui est déterminé par la vue des motifs et non par la pression des mobiles.
On n'agit librement qu'en se
conformant aux exigences de la raison.
Dès lors, on voit facilement l'opposition qui existe entre la liberté et l'habitude : l'habitude mécanise ou même
asservit ; en tout cas, elle fait perdre cette disponibilité caractéristique d'un vouloir maître de soi.
Pour expliquer
cette mécanisation, regardons les effets de l'habitude sur les fonctions psychiques qui conditionnent le jeu de la
volonté.
A.
Par ses effets sur les fonctions cognitives.
— L'acte libre est l'aboutissant d'un processus mental complexe, qui
devient de plus en plus difficile à mesure que les habitudes prennent plus d'emprise.
Pour se déterminer librement, il faut d'abord avoir l'idée d'un but à atteindre, par exemple, d'un meuble à construire
ou d'un nouveau mode de production à expérimenter ; ou plutôt, pour qu'une idée réalisable se forme dans l'esprit, il
y faut ce jeu spontané de la pensée que les scolastiques appelaient la Cogitative et que nous attribuons à
l'imagination.
Or comme le dit justement Rousseau, « l'habitude tue l'imagination » ; elle rend incapable de concevoir
autre chose que ce qu'on a vu.
Aurait-il l'idée d'une oeuvre originale, par incapacité à se libérer de ses routines et à adapter son action à une
donnée nouvelle, l'individu chez qui règnent les habitudes n'arriverait probablement pas à ses fins.
La liberté suppose un esprit en alerte, et l'habitude l'endort.
B.
Par ses effets sur les fonctions affectives.
— L'affectivité est le ressort de notre action.
C'est pourquoi l'activité
libre suppose : d'une part, des sentiments forts, faute desquels nous resterions dans l'inertie ; d'autre part, pour
que nos décisions soient vraiment libres et non passionnelles, la maîtrise de ces sentiments.
Or, l'habitude a sur la
vie affective un double effet également désastreux du point de vue de la liberté.
Tantôt, en effet, elle atténue l'impression que les choses font sur nous et diminue par là même la force avec laquelle
nous réagissons à leur contact : l'élève habitué aux blâmes et aux punitions n'est nullement aidé, par les sanctions
que l'on accumule, à prendre la décision que ses maîtres voudraient provoquer ; le spectacle de la misère d'autrui,
quand il est devenu habituel, n'incite plus à la générosité.
Tantôt, au contraire, elle renforce le besoin que nous avons des choses qui produisent sur nous une impression, en
sorte que cette impression nous devient comme nécessaire.
Les exemples abondent.
Nous pouvons nous contenter
de celui du tabac ou des boissons alcoolisées.
Le collégien qui fume ses premières cigarettes n'éprouve aucune
peine, quand les circonstances le demandent, à renoncer pour un jour à ce geste qui symbolise pour lui le
commencement de son émancipation.
Mais, vingt ans plus tard, quand l'habitude de fumer sera ancrée chez lui, il
sera tenaillé par un besoin de tabac plus pressant que celui de manger, au point qu'il lui arrivera d'avouer qu'il en
perd le libre arbitre.
Ainsi, la conduite commandée par l'habitude, qu'elle soit comparable à un ressort détendu ou à un ressort qui,
brusquement, se détend de lui-même, n'est pas une conduite dont nous sommes les maîtres : elle ne comporte pas
de liberté.
Aussi a-t-on pu dire que « l'homme d'habitudes est un malade qui marche vers la mort spirituelle ».
II.
- L'HABITUDE, CONDITION DE LA LIBERTÉ
Cette opposition que nous venons d'esquisser entre habitude et liberté suppose que l'habitude s'établit et s'exerce
indépendamment de la volonté et souvent contre elle.
Or, si nombre d'habitudes appartiennent à cette catégorie, il
en est d'autres qui, au lieu de faire obstacle à l'exercice de la liberté, en sont la condition nécessaire.
A.
L'habitude, instrument indispensable de la liberté.
— On l'a dit bien souvent, sans habitudes il nous serait
impossible d'exécuter les actes les plus simples, comme de rouler une cigarette ou de lacer nos souliers, et les actes
libres comme les autres.
Examinons notre activité, aussi bien notre activité mentale que notre activité physique,
nous verrons qu'elle met en jeu une multitude d'automatismes sans lesquels nous ne saurions rien faire.
Prenons un ouvrier qualifié.
Sa qualification tient bien moins à un certain savoir qu'à un savoir-faire, à une
adaptation intime de tout son être, physique et moral, aux opérations qu'il doit effectuer ; bref, à ses habitudes.
Aussi a-t-il eu besoin d'un long apprentissage destiné à assouplir ses muscles et à affiner ses sens.
Si nous réfléchissons sur un travail intellectuel quelconque, comme la rédaction d'un rapport ou d'une dissertation,
nous y verrons également un concours complexe d'automatismes sans lesquels la pensée n'arriverait pas à
s'expliciter clairement.
Laissons de côté les automatismes organiques de l'écriture pour nous en tenir aux
automatismes mentaux : c'est automatiquement que les idées suggèrent les mots et les mots les idées ; c'est par
suite d'habitudes prises au cours de nos lectures ou de nos exercices de composition que les idées s'organisent.
»
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