L'expérience joue-t-elle un rôle dans la formation des principes directeurs de la connaissance ?
Extrait du document
«
INTRODUCTION.
— L'homme naît ignorant.
Il s'instruit peu à peu en voyant, en écoutant, en palpant, puis en
faisant siennes les connaissances acquises par ses parents et par ses maîtres : l'ensemble de ces données
constitue ce qu'on appelle l'expérience.
Mais toute notre connaissance dérive-t-elle de cette expérience ?
A.
Les raisons d'en douter.
— Il est bien indiscutable que des faits concrets, comme la présence du professeur sur
la chaire ou une chute de neige dans le Massif Central ne peuvent être connus que par expérience : expérience
directe pour l'élève qui a l'intuition visuelle du professeur en train de faire son cours; expérience indirecte pour le
Parisien à qui son journal apprend qu'il a neigé sur les monts d'Auvergne.
Mais il est des connaissances quo des
caractères particuliers semblent rendre inexplicables par l'expérience.
Ce sont d'abord les principes moraux et, d'une façon plus large, les prescriptions de la conscience.
La conscience,
en effet, parle à l'impératif : « Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu'on te fit à toi-même », etc.
Or,
les faits d'expérience ne nous sont jamais donnés qu'à l'indicatif et, comme l'a justement dit POINCARÉ, il est
impossible de transformer un indicatif en un impératif.
C'est pourquoi le sens commun: est porté à concevoir la
conscience comme un savoir inné, c'est-à-dire ne devant rien à l'expérience.
Les philosophes font valoir de préférence les principes rationnels qui, étant universels et nécessaires, ne sauraient
nous être donnés par l'expérience.
Celle-ci nous apprend, en effet, quels sont les objets possédant un caractère
déterminé; elle ne saurait nous apprendre que tous les objets réels et possibles possèdent, et possèdent
nécessairement, cette propriété.
Or, les principes énoncent des affirmations de cette portée : « Tout a sa raison
suffisante », disons-nous bien que nous soyons incapables de donner la raison suffisante de nombre de choses que
nous constatons.
Cela ne suffi 1-il pas à montrer que les principes de la raison ne viennent pas de l'expérience ?
Cette réponse est confirmée par le fait que les animaux, qui font les mêmes expériences sensorielles que l'homme,
ne possèdent cependant ni principes moraux, ni principes rationnels.
B.
Les raisons de le croire.
— Il n'en reste pas moins vrai que l'enfant qui vient de naître est aussi ignorant des
principes que des particularités du monde extérieur que lui révéleront ses sens : il acquiert les principes comme le
reste, sinon de la même manière.
D'ailleurs, si les principes nous apparaissent universels et nécessaires, il y a dans ce sentiment une certaine part
d'illusion : les exigences de la raison comme celles de la conscience évoluent avec les progrès des sciences et de la
réflexion morale; certaines maximes admises par les moralistes anciens sont aujourd'hui réprouvées comme immorales
(qu'on songe au Discours sur la Montagne : « On vous a dit..., et moi je vous, dis »); l'impensable est devenu réel
(par exemple, que le plus lourd que l'air puisse voler), l'inconcevable nous devient familier (un espace à quatre
dimensions, l'indéterminisme de la matière).
CONCLUSION.
— Pour résoudre le problème de l'origine des principes, il faut, semble-t-il, faire appel à une double
expérience.
Il y a d'abord une expérience sensorielle par laquelle nous sont donnés les objets matériels dont la connaissance
déclenche l'exercice de la pensée chez l'être qui en est capable : l'animal est réduit à cette sorte d'expérience.
Il y a aussi une expérience intellectuelle qui consiste dans l'intuition de rapports entre les données de l'expérience
sensorielle, intuition qui est le privilège de la raison.
Certains de ces rapports sont accidentels, particuliers et
contingents, comme les rapports de proximité ou d'éloignement des lettres que je forme.
Mais il en est aussi
d'essentiels, de généraux et de nécessaires, comme ceux qu'observe le _ géomètre.
Les principes moraux et les
principes rationnels sont de ce second genre.
Ils sont acquis par une expérience intellectuelle dans laquelle
intervient avec la raison tout notre savoir acquis.
A la condition de ne pas comprendre l'expérience comme les sensualistes, qui la réduisent aux données des sens,
nous pouvons donc répondre par l'affirmative à la question posée : toute notre connaissance dérive de l'expérience..
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