l'expérience est-elle le privilège de la raison
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«
En quel sens peut-on dire avec Claude Bernard que « l'expérience est le privilège de la raison » ?
Introduction.
— En philosophie, une des plus importantes oppositions est celle des empiristes et des rationalistes :
pour les premiers, toutes nos connaissances dériveraient de l'expérience ; d'après les seconds, au contraire, la raison
joue un rôle capital dans l'acquisition du savoir.
Il n'est donc pas étonnant qu'on oppose aussi expérience et raison.
Comment donc Claude Bernard a-t-il pu dire que « l'expérience est le privilège de la raison », et en quel sens peut-on
accepter cette affirmation ?
I.
— RAPPEL DES NOTIONS
On peut définir la raison comme la faculté de percevoir les rapports : des rapports qualitatifs de ressemblance et de
différence, de causalité et de finalité ; des rapports quantitatifs comme ceux qu'établissent les opérations de calcul de
l'antique « livre de raison », grâce auquel on devait voir comment la balance des recettes et des dépenses expliquait
ce qui restait en caisse.
La notion d'expérience est plus complexe et le mot prend des acceptions plus variées.
Sans doute évoque-t-il
toujours un certain contact avec le réel, mais le contact envisagé diffère suivant les cas.
Parfois, il se situe dans-le passé.
Des expériences répétées que l'on a faites, résulte l'expérience que l'on a : celle du
forgeron qui sait comment marteler le fer ; celle du médecin habile à diagnostiquer rapidement la cause d'une fièvre...
Cette expérience que l'on a suppose, nous venons de le dire, des expériences que l'on a faites.
Mais on peut faire
une expérience de deux manières :
passivement, sans le vouloir ou même sans le savoir et souvent malgré soi ; c'est ainsi que s'enregistrent
automatiquement dans notre mémoire les souvenirs de phénomènes extérieurs, comme l'éclair que suit le roulement
du tonnerre, ou d'impressions intérieures comme l'ennui d'un discours qui n'en finit pas ;
activement, par un choix réfléchi ; cette pratique s'observe sous sa forme la plus méthodique dans les laboratoires où
l'expérience se constitue en
expérimentation ; mais on la trouve aussi chez l'agriculteur qui compare divers engrais ou diverses semences, chez le
professeur qui expérimente une méthode nouvelle...
II.
— RÉPONSE A LA QUESTION
A.
L'expérience dont nous venons de parler, celle qui est faite activement, dans le but d'acquérir quelque
connaissance nouvelle ou de vérifier une hypothèse, est évidemment un privilège de la raison.
On ne voit pas que
l'animal — si intelligent soit-il — fasse de telles expériences.
Celles-ci, en effet, impliquent :
une question qui se pose : question de pourquoi ou de comment, de cause ou d'effet, bref, de rapports perçus par
l'esprit et non par les sens ;
une organisation de l'expérience telle que le résultat constitue une réponse à la question posée ; cette organisation
correspond au processus que Claude Bernard appelle « raisonnement expérimental » ; raisonnement, donc acte de la
raison.
B.
Par opposition on serait porté à croire que la raison n'intervient pas dans l'expérience faite passivement.
Mais cette
opposition serait trop simpliste.
Sans doute, l'expérience peut se réduire à un simple enregistrement des faits ou même de leur succession, sans
aucune perception ou recherche de rapports : à cela se réduit, semble-t-il, ce que nous appelons par analogie
l'expérience animale.
Mais l'homme ne se maintient guère à ce niveau.
On l'y observe à certains moments de détente mentale et d'inattention presque totale, ou encore en marge de la
pensée consciente.
Mais normalement, même dans les cas d'expérience faite passivement, une présence marginale
de l'esprit permet une perception confuse de rapports, laquelle contribue à l'acquisition de l'expérience que l'on a ou
du moins la corrobore.
C.
Les remarques qui précèdent s'appliquent aussi à l'expérience que l'on a ou du moins à son exercice, c'est-à-dire à
l'usage qui en est fait.
Elle s'acquiert de diverses manières.
Par des expériences actives et rationnellement organisées, comme dans
l'apprentissage d'un instrument de musique.
Mais aussi par des expériences passives, comme celles de l'animal
durant son dressage ou celles de l'apprenti chez qui les réactions aux ordres de l'instructeur sont presque aussi
mécaniques que chez l'animal que l'on dresse ; c'est encore à des expériences passives qu'est due l'expérience qu'a
le paysan de constantes météorologiques consignées dans les proverbes.
Dans l'exemple que nous venons de donner, l'exercice de l'expérience du paysan semble étranger au mode rationnel
de penser.
Il ne serait pas difficile toutefois de montrer que la raison n'en est pas complètement absente.
Néanmoins
son intervention, quoique à peu près inconsciente, est beaucoup plus indiscutable dans l'activité professionnelle du
spécialiste expérimenté : par exemple chez le garagiste qui, après un très bref contrôle, décèle la cause d'une panne
de moteur, chez le professeur qui, en changeant quelques mots d'un devoir d'élève, redresse une phrase mal bâtie.
Conclusion.
— A première lecture, la pensée de Claude Bernard soumise à notre examen nous avait quelque peu
surpris.
Notre grand théoricien de la méthode expérimentale n'exagérait-il pas ? A la réflexion, il nous semble légitime
d'admettre sans aucune réserve que « l'expérience est le privilège de la raison «.
Sans doute, on relève bien des
sortes d'expérience dans lesquelles la raison ne se manifeste pas ; mais à bien réfléchir, on est amené à reconnaître
qu'elle est présente et agissante dans toute activité proprement humaine, impliquée dans l'expérience que l'on a,
laquelle on le devine, comporte une rationalité sous-jacente.
Aussi ne parle-t-on pas d'expérience animale..
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