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L'expérience est-elle la condition nécessaire, est-elle la condition suffisante du plein exercice de la pensée rationnelle ?

Extrait du document

« INTRODUCTION.

— Un ne saurait le méconnaître, l'instruction se répand de plus en plus, il se produit une circulation d'idées toujours plus intense; mais on peut se demander si cette augmentation de savoir est accompagnée d'un progrès correspondant de l'esprit lui-même dont l'acte propre est de penser.

Nous pensons bien, ou plutôt dans notre esprit retentit bien l'écho de multiples problèmes et des discussions auxquelles ceux-ci donnent lieu, mais le rôle joué par l'intelligence chez ceux qui se piquent d'être bien informés, n'est peut-être pas très actif.

Aussi nous répète-t-on souvent : « Pensez donc par vous-même.

» Tâchons de voir ce que signifie cette formule et de déterminer la valeur de ce conseil. I.

- SIGNIFICATION A.

Interprétations à rejeter.

— Une jeunesse trop confiante en elle-même risque de .considérer ce mot d'ordre comme une invitation à faire fi de la pensée 'des autres et même des anciens, seraient-ils instruits par une longue expérience et jouiraient-ils du plus grand crédit.

Cette suffisance s'explique par le sentiment de forces toutes jeunes qui grise l'adolescent, mais un esprit réfléchi en a vite fait la critique : avant de pouvoir penser il faut apprendre à penser : la faculté de' penser personnellement n'apparaît que lentement, après que, pendant longtemps, nous nous sommes appuyés avec confiance sur un esprit adulte ou plus réfléchi. a) Penser par' soi-même ne consiste donc pas à ignorer ce que pensent les autres ou à refuser toute valeur à leurs conceptions.

Sous prétexte de penser par soi-même, il ne faut pas s'isoler du monde des êtres pensants, car le résultat de cet isolement serait désastreux pour la pensée personnelle elle-même : la société d'individus qui pensent est un stimulant indispensable de l'esprit qui, dans la solitude, s'assoupit et s'endort.

A plus forte raison irait-on à l'encontre du but poursuivi si l'on négligeait systématiquement les penseurs qui ont fait leurs preuves dans le passé ou même dans le présent : c'est leur personnalité qui leur a valu l'influence qu'ils exercent et pour se former é la pensée personnelle la modestie et la sagesse conseillent de se mettre à leur école. b) On se ferait encore une grossière illusion si l'on considérait comme penseur personnel celui qui affecte de prendre systématiquement le contre-pied des idées communément admises par les personnes de bon sens.

Quoiqu'il puisse paraître personnel au vulgaire qu'il déconcerte, quiconque s'abandonne à la manie de la contradiction ou au culte du paradoxe subit l'influence de son milieu, tout comme l'esprit sans envergure qui adopte de confiance les opinions reçues.

Lui aussi est déterminé par l'exemple des autres, et ce n'est pas l'habitude de réagir en sens contraire qui lui donne une véritable personnalité. c) D'ailleurs il n'est pas nécessaire, pour penser personnellement, de trouver des idées nouvelles que personne n'avait encore formulées.

Si par l'observation des hommes et celle de ma propre vie intérieure je parviens à la découverte d'un principe psychologique que je retrouve ensuite chez un auteur qui a profondément pénétré dans le coeur humain, ma pensée reste tout aussi personnelle que si j'étais le premier à obtenir ce résultat. B.

Interprétation authentique.

— Qui voudra penser par lui-même, commencera donc par bannir toute prétention de se faire remarquer par les autres ou de l'emporter sur eux.

C'est d'après elle-même qu'il jugera de la valeur de sa pensée et non d'après la ressemblance ou le contraste qu'elle présente avec celle d'autrui. a) Pour la grande masse des hommes et en particulier pour les jeunes qui manquent de culture et d'expérience, penser personnellement, c'est avant tout comprendre le sens des formules qu'ils apprennent.

Le psittacisme règne en 'maître chez les jeunes écoliers qui répètent leur leçon sans mettre sous les mots une signification bien précise, mais les élèves des hautes classes n'en sont pas exempts et il sévit encore bien plus tard, surtout lorsque les intérêts ou les passions empêchent l'esprit critique de s'exercer.

On reçoit du professeur ou du manuel des formules toutes faites dont on ne pèse pas la portée; on enregistre les slogans que la radio ou le journal répète pour accréditer ou discréditer les projets d'un parti politique, et on ne songe pas à comprendre les intentions que cachent les grands mots entendus.

Quiconque prétend penser par lui-même commencera par bien préciser la signification des mots qu'il entend et qu'il emploie.

Nous aurons fait un grand pas vers la pensée personnelle quand nous serons capables d'expliquer correctement les termes dans lesquels s'exprime notre savoir. b) Nous n'avons là, il est vrai, qu'un premier stade.

Penser, en effet, c'est juger.

Aussi ne pouvons-nous nous flatter d'avoir une pensée personnelle avant de pouvoir porter un jugement sur les idées énoncées devant nous comme sur celles qui nous viennent à l'esprit.

Ce pouvoir de juger -constitue l'esprit critique.

Il ne faut pas le confondre, inutile de le dire, avec cet esprit de critique qui porte les envieux à chercher systématiquement les défauts d'autrui. L'esprit critique est impartial, désintéressé et même bienveillant, la bienveillance étant nécessaire pour une bonne compréhension de l'homme.

Il consiste dans la capacité, résultant de la conjonction d'un grand savoir avec un bon sens qui s'élève au niveau d'une haute intelligence, de discerner, dans des affirmations portant sur des objets complexes, ce qu'elles contiennent de vérité et ce qui s'y glisse d'erreur. c) Cependant, il faut le reconnaître, pour réaliser pleinement la notion de pensée personnelle, il faut être capable de découvrir soi-même quelque vérité.

Mais il n'est pas nécessaire pour être personnel d'élucubrer un nouveau système philosophique ni même de formuler une hypothèse nouvelle sur les galaxies ou sur les éléments de l'atome.

Pense personnellement l'élève qui, au lieu de chercher dans des livres la réponse à la question qui lui est posée ou des idées susceptibles de l'étoffer, réfléchit, fait appel à ses souvenirs et à son expérience.

Est personnel le commerçant ou l'agriculteur qui, également indépendant de la routine et de la pression de la mode, se livre à une étude objective des problèmes qui se posent à lui et les résout d'après ses propres lumières.

Cette méthode de pensée pourra conduire les esprits supérieurs à des découvertes capables de révolutionner tout un domaine de l'activité humaine.

Mais ces découvertes se font le plus souvent sans qu'on y vise, et il suffirait d'y prétendre pour manquer la plus petite trouvaille.. »

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