l'expérience est-elle la condition nécessaire, est-elle la condi¬tion suffisante du plein exercice de la pensée rationnelle ?
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L'expérience est-elle la condition nécessaire, est-elle la condition suffisante du plein exercice de notre pensée rationnelle ?
INTRODUCTION.
- L'expérience, nom souvent donné à la connaissance sensible, est le premier échelon de notre vie cognitive, et nous met en contact avec
la réalité concrète, soit externe, par la perception, soit interne, par la conscience.
Elle est suivie d'actes plus élevés qu'on désigne sous le nom de pensée,
d'activité rationnelle : formation des idées abstraites et générales, énoncé de rapports sous forme de jugements et raisonnements, élaboration des principes
de raison.
Entre ces deux ordres, existe-t-il des rapports et quels sont-ils P Ces deux questions ont divisé de tout temps les écoles philosophiques en deux groupes,
lorsqu'elles ont voulu expliquer l'origine de la connaissance supérieure qui est l'apanage et fait la noblesse de l'homme :
— les unes refusant à l'expérience toute part vraiment active et efficace : ce sont les rationalistes;
— les autres y ramenant au contraire toute la vie intellectuelle : ce sont les empiristes.
Que faut-il en penser ? L'expérience est-elle nécessaire et suffit-elle pour expliquer la vie intellectuelle dans ses opérations les plus élevées ?
I.
- L'EXPÉRIENCE, CONDITION NÉCESSAIRE DE LA PENSÉE RATIONNELLE.
(Contre les rationalistes purs.)
A.
La nécessité de l'expérience dans la formation des idées et des principes découle de l'insuffisance des explications purement rationalistes et des
impossibilités auxquelles se heurtent les hypothèses des théoriciens de cette école.
En effet, si on laisse de côté les formes les plus invraisemblables affirmant que nous puisons nos idées dans la contemplation des « idées types » dans une
existence antérieure (PLATON) ou de Dieu dans la vie présente (MALEBRA NCHE), toutes les explications données peuvent se ramener à deux :
a) Existence d'idées innées (DESCARTES, LEIBNIZ).
Cette existence porte :
1° Soit sur les idées elles-mêmes; or, comme le fit justement remarquer LOCKE, cette thèse implique un non-sens en admettant une pensée existante,
mais non encore pensée;
2° Soit sur la faculté apte à élaborer les idées et à formuler les principes « que nous avons en nous-mêmes la faculté de produire ».
C 'est la solution
adoptée en second lieu par DESCARTES devant les objections de ses adversaires.
Or, cette formation des notions et principes par l'intelligence seule agissant à vide, sans aucun rôle de l'expérience, est inexplicable.
L'esprit ne peut créer
de rien : il a besoin d'une matière pour exercer son action
b) Existence des formes préconçues (théorie de KANT) : cadres tout faits, sortes de schémas en creux de nos jugements et de nos principes
Or, ces « rapports sans termes » nous apparaissent comme des abstractions sans soutien, des entités inintelligibles et contradictoires, en même temps
que l'affirmation gratuite de leur existence atteint les limites de l'arbitraire.
Il reste donc acquis que l'expérience doit jouer un rôle de base dans la formation de la pensée humaine.
B.
Quelle est la nature du rôle de l'expérience ?
a) Pas une simple condition, sorte de coup de ciseau mettant à nu les veines du marbre, à la façon de LEIBNIZ; - ou image rappelant la réalité du monde des
idées, suivant la conception platonicienne.
b) Pas non plus une simple juxtaposition parallèle des deux ordres de connaissance sans rapport direct, comme la comprenaient MALEBRA NCHE et
LEIBNIZ.
Ces deux conceptions, en effet, laissent entière pour l'esprit l'impossibilité de former sans matière première les éléments de la pensée.
c) Mais une action réelle et efficace :
- La perception, la mémoire sensible, l'imagination reproductrice, fournissent les matériaux puisés soit dans l'intuition interne de la conscience, soit dans
l'expérience et d'où l'esprit, agissant sur ces données réelles, élabore les notions générales;
— L'expérience fournit aussi les constatations premières d'où l'esprit, par abstraction et analyse spontanées, tirera les principes premiers (identité,
substance, causalité, etc.).
II.
L'EXPÉRIENCE, CONDITION INSUFFISANTE AU PLEIN EXERCICE DE LA PENSÉE RATIONNELLE.
(Contre les empiristes.)
Pour étudier la question de façon objective, il n'est que de considérer les diverses opérations de la connaissance proprement rationnelle.
A.
D'abord, la formation de l'idée générale : ce qui caractérise cette opération, c'est le passage du concret, du particulier à l'abstrait et i l'universel.
L'expérience ou connaissance sensible ne nous apportant que de l'individuel, il est absolument besoin, pour cette transformation, qu'un agent débarrasse
l'image de tout ce qu'elle possède de concret et de particulier pour en extraire le type d'être universel.
C e travail, qui dépasse les images génériques des
empiristes et que ne peut fournir l'écran passif des expériences de GA LTON, l'intelligence l'accomplit par l'abstraction et la généralisation.
B.
Le jugement et le raisonnement ne peuvent pas davantage se réduire à des sensations juxtaposées ou à des associations d'images : contre les thèses
sensualistes de C ONDILLAC et associationnistes de Stuart MILL.
Ces deux actes consistent essentiellement, en effet, en des affirmations de rapports abstraits basés sans doute sur les termes, mais qui en sont
foncièrement distincts.
L'identité partielle entre « terre » et « ronde ne se confond avec aucun de ces deux objets et sa perception requiert un élément actif
capable de discerner ce point commun entre les deux termes (matériellement rapprochés peut-être par l'association) et d'opérer un arrêt, une sélection
motivée parmi le déroulement automatique et indéfini des images.
C.
Enfin, le plein exercice de la pensée rationnelle s'achève par la formation des idées de raison et des principes premiers.
Or là, plus encore qu'ailleurs, apparaissent l'insuffisance de la seule expérience et la nécessité d'un facteur rationnel :
1° Pour élaborer, à partir des données concrètes de la conscience, les notions générales et abstraites de cause, fin, substance, être, identité, etc.;
2° Pour tirer de l'analyse de ces concepts l'énoncé intuitif des principes premiers et nécessaires, rapports tout à fait généraux et abstraits qui sont le nerf
de toute pensée;
3° Enfin, pour remonter, à l'aide de ces principes, jusqu'à l'idée d'absolu,, couronnement logique de toute notre connaissance, exigée sans doute par le
relatif, mais ne pouvant en sortir sans l'intermédiaire de la raison.
CONCLUSION.
- Ainsi se trouvent conciliés clans une sorte d'empirisme rationaliste ou d'intellectualisme réaliste le rôle de l'Expérience et celui de la
Raison.
La première est sans doute nécessaire; mais la seconde ne doit pas non, plus être méprisée, comme y tendent les théories empiristes ou
aujourd'hui encore les préjugés anti-intellectualistes de l'École bergsonienne.
Pas de connaissance rationnelle sans expérience; mais la première n'est pas
une totalisation de la seconde; elle en est l'élaboration et l'explication par l'esprit..
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