l'existence humaine a-t-elle besoin d'une justification ?
Extrait du document
«
La remarque est banale : au XXe siècle, l'homme est parvenu à développer des moyens techniques suffisant pour provoquer sa propre
destruction.
La menace d'une guerre nucléaire a plané sur le monde pendant les décennies de la guerre froide.
On relèvera également la
prise de conscience récente d'une nécessité d'organiser la préservation de l'environnement pour les générations futures, dont témoigne
par exemple l'ouvrage de Hans Jonas Le principe de responsabilité.
Or, cette pensée d'une responsabilisation paraît s'appliquer à justifier
cela même qui a toujours semblé au-delà de toute justification, à savoir l'existence humaine.
On peut se demander si en faisant de
l'existence humaine un problème à justifier, la pensée contemporaine, d'inspiration écologiste, ne fait pas en fait aveux de faiblesse.
I- L'humanité à la recherche de son propre sens.
Toutes les religions s'accompagnent de récits mythologiques concernant la formation de l'humanité, l'avènement de l'homme sur
Terre.
Au début de L'animal, l'homme, la fonction symbolique Ruyer distingue entre les explications mythologiques et les explications
magiques de l'apparition de l'homme.
Les premières mettent généralement en scène un démiurge, un Dieu artisan ou une figure
quelconque qui engendre l'homme par le biais de sa volonté, or ces figures divines sont évidement déjà des figures humaines.
Dieu est
toujours conçu sur un mode anthropomorphique, la théologie retourne cet état de fait à son avantage en prenant les choses à l'envers,
par exemple avec la formule « Dieu a fait l'homme à son image ».
Le second type d'explication n'est pas celui du théologien mais du scientifique : l'homme est né à partir de tout autre chose que
lui-même ; on passe d'une explication par préformation (Dieu forme un homme a son image), à une explication par émergence.
Dans
l'un ou l'autre cas l'homme cherche une connaissance de ses origines, en se référant à la parole d'une institution, qu'elle soit religieuse ou
scientifique.
L'homme déploie donc ses efforts, ses moyens techniques ou son imagination, afin de se situer, même symboliquement, dans le
cosmos.
Généralement seules les explications religieuses se doublent d'une justification de la présence de l'homme dans le monde, c'est
le sens d e la doctrine du péché originel qui condamne l'homme, chassé du paradis, à une existence terrestre.
Les explications
scientifiques ne s'intéressent qu'au « comment » de la venue de l'homme et non pas au « pourquoi ».
II- Le besoin d'une justification de l'existence humaine.
A bien y penser ce n'est pas seulement lorsqu'elle se tourne vers son origine que l'humanité ressent le besoin de sa propre
justification, mais aussi lorsqu'un évènement la menace.
Les catastrophes naturelles qui touchent les hommes ont de tout temps alimenté
les débats de théologie rationnelle.
Dans Candide Voltaire se moque de Pangloss, qui représente Leibniz, en lui faisant dire que « tout est
pour le mieux dans le meilleur des mondes », tandis qu'il assiste au désolant spectacle du tremblement de terre de Lisbonne.
Voltaire
s'empare là d'un problème réel, à savoir une catastrophe naturelle, pour interpeller les philosophes et mesurer le décalage entre une
vision métaphysique théorique (la Théodicée leibnizienne) et l'injuste réalité qui frappe des innocents.
L'homme reste en général sans réponses devant les épreuves que lui impose une nature aveugle, ou alors précisément
l'arbitraire et la fatalité de la catastrophe prennent valeur d'avertissement ou d'épreuve divine.
Actuellement de nombreux penseurs sont
interpellés par le sort réservé à l'humanité de demain, ce ne sont plus des catastrophes ponctuelles qui alarment l'humanité mais le
problème de son propre devenir.
Si bien que c'est la question de sa propre viabilité qu'elle est amenée à se poser ; les circonstances
écologiques et la multiplicité des Etats possédant l'arme nucléaire rendent possible l'idée d'une destruction de l'humanité de son propre
fait et non plus nécessairement pour des raisons accidentelles qui lui seraient extérieures (météorite géante, extinction du soleil).
En développant des exigences éthiques et autres incitations à la responsabilité, bref en élaborant un système qui repose sur la
culpabilisation de chacun, la pensée contemporaine élabore de fait l'idée d'un droit à une existence viable pour les générations futures.
Or, si l'urgence de problèmes écologiques est peut-être incontestable, il n'en demeure pas moins que les discours prônant une
responsabilisation générale paraissent s'appauvrir lorsqu'ils cherchent à se justifier, en invoquant donc par exemple le droit des
générations futures, censé leur offrir un argument de puissante valeur affective.
L'appauvrissement est d'ordre rationnel : en faisant de
l'humanité un sujet dont l'existence même doit être justifiée, la pensée accepte et reconnaît la fragilité de cette humanité ; plus qu'elle
n'invite à la protéger, elle répand partout l'idée que l'homme a fait de sa propre existence un objet dont il peut décider.
Autrement dit
l'existence n'apparaît plus tant comme un miracle que comme ce que l'homme s'autorise à lui-même, bref, l'existence apparaît
désacralisée.
III- L'existence humaine doit se passer de justifications.
Que l'existence humaine puisse être détruite par l'homme lui-même ne doit pas conduire l'homme à chercher des justifications à
l'existence de l'humanité.
En effet, Par de tels discours de bonne fois l'humanité s'affaiblit, en cherchant à s'auto-justifier elle ne fait que
répéter le spectre de la possibilité de son auto-destruction.
Cela ne signifie pas que l'humanité doit rester aveugles aux problèmes
climatiques ou à ceux posés par la force nucléaire, mais les solutions doivent peut-être prendre une allure moins morale et idéologique et
davantage la forme d'actions politiques concrètes.
Dans un texte contre la programmation génétique des individus (L'Avenir de la nature humaine.
Vers un eugénisme libéral.),
Habermas prend la fiction d'un homme né d'une opération de programmation génétique établie non par les lois du hasard et de l'hérédité
mais par la volonté de ses parents ou de praticiens.
Selon Habermas, cet homme, qui n'est donc pas le fruit d'une logique biologique
arbitraire et indéterminée, mais le produit d'une commande humaine, serait en droit de réclamer des comptes à ceux qui l'ont construit
lorsque telle ou telle pathologie surviendrait dans sa vie.
Autrement dit l'individu ne saurait assumer son existence si elle est le fruit de la
commande d'autrui, ce n'est que si sa naissance est le produit d'une pure contingence biologique que l'individu peut assumer et
s'approprier son existence.
L'individu programmé est réduit au rang d'objet et dépossédé de lui-même.
Ce qui vaut à l'échelle individuelle vaut ici également à l'échelle de l'humanité : ce n'est qu'en cessant d'être son propre objet
que l'humanité pourra assumer son devenir.
En revanche, tant qu'elle cherche à s'auto-justifier, elle ne fait que confirmer son statut
d'objet et s'interdit de retrouver quelque solidité.
Conclusion : Depuis peu l'humanité semble avoir besoin de justifier à elle-même sa propre existence ; ce besoin n'est pas animé par une
seule curiosité ou angoisse cosmique, à laquelle peuvent ou non répondre les explications théologiques, métaphysiques ou scientifiques.
Bien plutôt ce besoin naît d'une urgence circonstancielle, la question d'une justification se fait sentir comme besoin réel d'autoprotection
de l'humanité.
Cependant, il n'est pas sûr qu'en cherchant à s'auto-justifier l'humanité ne fasse en réalité pas autre chose que d'admettre
qu'elle est à elle-même son propre objet.
C e n'est qu'en tant qu'elle cessera d'avoir une valeur d'objet (corrélative de sa capacité
d'autodestruction) que l'humanité cessera de vouloir se justifier au regard de demain.
La clé des problèmes climatiques et nucléaires qui
engagent l'avenir de l'humanité ne se résoudra pas dans la recherche de quelque justification mais uniquement grâce à l'action politique..
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