Lévinas
Extrait du document
Alors que le monde qui heurte la pensée ne
peut rien contre la libre pensée capable de se refuser intérieurement,
de se réfugier en soi, de rester, précisément, libre pensée en face du
vrai, de revenir à soi, de réfléchir sur soi et de se prétendre origine
de ce qu'elle reçoit, de maîtriser par la mémoire ce qui la précède,
alors que la pensée libre reste le Même – le visage s'impose à moi
sans que je puisse rester sourd à son appel, ni l'oublier, je veux
dire, sans que je puisse cesser d'être responsable de sa misère. La
conscience perd sa première place. [...] Mais la mise en question de
cette sauvage et naïve liberté pour soi, sûre de son refuge en soi, ne
se réduit pas à un mouvement négatif. La mise en question de soi est
précisément l'accueil de l'absolument autre. L'épiphanie de
l'absolument autre est visage où Autrui m'interpelle et me signifie
un ordre, de par sa nudité, de par son dénuement. C'est sa présence
qui est une sommation de répondre. Le Moi ne prend pas seulement
conscience de cette nécessité de répondre, comme s'il s'agissait
d'une obligation ou d'un devoir particulier dont il aurait à décider.
Il est dans sa position même de part en part responsabilité ou
diaconie, comme dans le chapitre 53 d'Isaïe.
Être Moi signifie, dès
lors, ne pas pouvoir se dérober à la responsabilité, comme si tout
l'édifice de la création reposait sur mes épaules. Mais la
responsabilité qui vide le Moi de son impérialisme et de son égoïsme –
fut-il égoïsme du salut – ne le transforme pas en moment de l'ordre
universel, elle confirme l'unicité du Moi. L'unicité du Moi, c'est
le fait que personne ne peut répondre à ma place.
Découvrir au Moi
une telle orientation, c'est identifier Moi et moralité. Le Moi devant
Autrui est infiniment responsable.
Lévinas