Lévinas
Extrait du document
«
"On pense que ma relation avec l'autre tend à m'identifier à lui en m'abîmant dans la représentation collective,
dans un idéal commun ou dans un geste commun.
C'est la collectivité qui dit « nous », qui sent l'autre à côté
de soi et non pas en face de soi.
C'est aussi la collectivité qui s'établit nécessairement autour d'un troisième
terme qui sert d'intermédiaire, qui fournit le commun de la communion.
[...]
À cette collectivité de camarades, nous opposons la collectivité du moi-toi qui la précède.
Elle n'est pas une
participation à un troisième terme — personne intermédiaire, vérité, dogme, oeuvre, profession, intérêt,
habitation, repas — c'est-à-dire elle n'est pas une communion.
Elle est le face-à-face redoutable d'une relation
sans intermédiaire, sans médiation.
Dès lors l'interpersonnel n'est pas la relation en soi indifférente et
réciproque de deux termes interchangeables.
Autrui, en tant qu'autrui, n'est pas seulement mon alter ego.
Il
est ce que moi je ne suis pas : il est le faible alors que moi je suis le fort; il est le pauvre, il est « la veuve et
l'orphelin ».
[...] Ou bien il est l'étranger, l'ennemi, le puissant.
L'essentiel, c'est qu'il a ces qualités de par son
altérité même.
L'espace intersubjectif est initialement asymétrique.
[...] L'intersubjectivité n'est pas simplement
l'application de la catégorie de la multiplicité au domaine de l'esprit.
Elle nous est fournie par l'Éros, où, dans la
proximité d'autrui, est intégralement maintenue la distance dont le pathétique est fait, à la fois, de cette
proximité et de cette dualité des êtres.
Ce qu'on présente comme l'échec de la communication dans l'amour,
constitue précisément la positivité de la relation : cette absence de l'autre est précisément sa présence
comme autre.
L'autre, c'est le prochain — mais la proximité n'est pas une dégradation ou une étape de la
fusion.
" LEVINAS
[Introduction]
Si l'on nous demandait quels sont les moments où nous éprouvons des relations intenses avec autrui, nous
répondrions assez facilement dans l'amour et l'amitié.
À travers l'intimité et la proximité d'une autre personne
aimée, ou dans Fa camaraderie, nous pensons à juste titre trouver une relation essentielle avec autrui.
Néanmoins, ces relations sont-elles fondées sur la ressemblance et le fait que j'apprécie des personnes que je
considère comme mes alter ego? N'est-ce pas au contraire d'une différence radicale que se nourrit mon désir,
amoureux ou amical? C'est ce que laisse entendre l'extrait de texte de Lévinas, tiré de l'ouvrage De l'existence
à l'existant.
Il y défend en effet la thèse selon laquelle la relation à l'autre ne se définit pas à travers l'image de
la communauté mais dans le face-à-face sans médiation d'un rapport asymétrique.
Il dénonce donc le préjugé
courant selon lequel nous pensons entretenir un lien véritable avec l'autre en nous identifiant à lui ou en
l'identifiant à nous, comme si nous étions équivalents, analogues, c'est-à-dire fonctionnant selon la même
logique, sur le même modèle, avec les mêmes réactions et raisonnements.
Or, peut-être la ressemblance
extérieure est-elle trompeuse, et suscitée par des projections subjectives sur l'autre, une manière de juger qui
nous prend nous-mêmes comme référence, une sorte d'égocentrisme, comme on parle d'ethnocentrisme pour
celui qui juge tout à partir de sa propre culture ? Nous tâcherons donc dans un premier temps d'analyser
l'origine de cette identification à l'autre.
Puis nous verrons en quoi consiste une véritable relation à autrui.
Enfin, nous nous demanderons avec Lévinas sur quoi s'appuie le désir de l'autre.
[I.
Le préjugé courant de la « communion » et ses dangers]
[1.
Analyse rapide du plan du texte]
L'argumentation de l'auteur peut être décomposée en trois étapes successives, très clairement ordonnées.
Dans un premier temps, du début du texte à « ...
le commun de la communion », Lévinas présente le préjugé
courant selon lequel le modèle de la relation à autrui serait celui de la « communion ».
Il n'adhère pas à cette
thèse mise à distance de sa pensée par l'expression « on pense que », qui renvoie également à une généralité,
à un préjugé courant.
Dans un second temps, de « À cette collectivité...
» jusqu'à « ...
asymétrique », il
affirme et développe explicitement sa thèse tout en critiquant le préjugé précédent: la relation authentique à
autrui se produit dans le face-à-face sans médiation.
Il en résulte une approche paradoxale de la proximité, qui
fonde pourtant le désir vis-à-vis d'autrui, comme il le précise enfin de « L'intersubjectivité n'est pas...
» à la fin
du texte.
[2.
L'identification à autrui]
Le texte commence donc en évoquant un préjugé, une opinion courante sur la relation avec l'autre: « On pense
que ma relation avec l'autre tend à m'identifier à lui en m'abîmant dans la représentation collective, dans un
idéal commun ou dans un geste commun.
» Le verbe « s'abîmer », qui signifie tomber dans un abîme, un
gouffre, sombrer, couler, présente immédiatement une signification péjorative.
Il équivaut à l'expression « se
fondre dans la masse ».
Il implique donc une perte d'identité.
C'est ce qui se produit, par exemple, dans une
foule échauffée, lors d'une manifestation qui réunit précisément des gens autour d'un « idéal commun » (de
justice, de droits, de liberté, etc.).
Nous pouvons également penser aux supporters d'un match de football qui
se lèvent tous en même temps lors d'un but ou s'entendent implicitement pour faire une vague dans les gradins
(« un geste commun »).
Chacun peut dans ce cas ressentir une appartenance forte au groupe, éprouver des
sentiments intenses de «fraternité ».
Néanmoins, comme le remarquait déjà Freud dans Psychologie des foules
et Analyse du moi, les phénomènes de masse produisent une sorte de pulsion «grégaire»: « La foule, lorsque.
»
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