Lévinas
Extrait du document
«
« Je pense plutôt que l’accès au visage est d’emblée éthique.
C’est lorsque vous voyez un nez, des yeux, un
front, un menton, et que vous pouvez les décrire, que vous vous tournez vers autrui comme vers un objet.
La
meilleure manière de rencontrer autrui, c’est de ne pas même remarquer la couleur de ses yeux ! Quand on observe la
couleur des yeux, on n’est pas en relation sociale avec autrui.
La relation avec le visage peut certes être dominée par
la perception, mais ce qui est spécifiquement visage, c’est ce qui ne s’y réduit pas.
Il y a d’abord la droiture même du visage, son expression droite, sans défense.
La peau du visage est celle qui
reste la plus nue, la plus dénuée.
La plus nue, bien que d’une nudité décente.
La plus dénuée aussi: il y a dans le
visage une pauvreté essentielle.
La preuve en est qu’on essaie de masquer cette pauvreté en se donnant des poses,
une contenance.
Le visage est exposé, menacé, comme nous invitant à un acte de violence.
En même temps le visage
est ce qui nous interdit de tuer.
»
Lévinas, « Ethique et infini ».
Lévinas commence par opposer perception d’un objet et rencontre authentique d’autrui.
Quand je pose l’autre comme
objet, je le projette sur une surface d’objectivité : il m’apparaît comme un tableau à décrire, une surface à observer et
détailler, son unité éclate en autant de petits objets à commenter (les éléments du visage sont eux-mêmes réductibles
à des unités plus petites.
Ce rapport est un rapport théorique qui ne me donne pas véritablement autrui : dans un
processus de connaissance, ma conscience s’assimile l’objet plutôt qu’elle ne s’ouvre à l’altérité du donné.
En posant
autrui comme objet, je reste seul.
La saisie véritable d’autrui (celle qui me fait vraiment sortir de moi et rencontrer une dimension irréductible aux simples
données de l’expérience) ne donne pas une richesse d ‘éléments à décrire mais présente une pauvreté.
L’autre se
présente simultanément comme sans défense et invitation au respect : en effet, la possibilité physique de tuer autrui
se donne en même temps que l’impossibilité morale d’accomplir cet acte.
Autrui nous est livré dans une dimension
éthique comme celui que je n’ai pas le droit de tuer.
La conscience phénoménologique n'est pas isolée, à la différence du cogito cartésien.
Elle est engagée au milieu des
autres dans le monde.
« Être avec» (Mitsein en allemand) est une expression utilisée par les phénoménologues pour
signifier le caractère essentiellement solidaire de la vie des consciences.
Emmanuel Levinas a donné au rapport à l'autre un sens neuf et radical.
Son ouvrage maître Totalité et infini fait jouer
l'infini (autrui irréductible au moi et au concept) contre la totalité (la logique englobante, identificatrice) et accorde au
premier une supériorité incomparable sur la seconde.
La philosophie, depuis les Grecs, s'est mue dans l'espace de la
totalité: un système vise à embrasser la totalité de l'être dans un réseau de concepts.
Pour Levinas, Autrui (qui a ce
privilège d'être écrit avec une majuscule comme s'il était un nom propre, une personne, la Personne par excellence)
rend impossible la totalité, car il ouvre sur son flanc une plaie qui ne pourra jamais se refermer.
D'origine juive lituanienne, Levinas, savant versé dans les études talmudiques, aura été de ceux qui ont accordé à
l'autre homme la transcendance qui traditionnellement qualifie le seul Dieu.
Ainsi opère-t-il une jonction assez
extraordinaire entre, d'une part, le monde du mythe qui est celui dans lequel s'inscrivent les textes bibliques et leurs
commentateurs talmudiques et, d'autre part, la phénoménologie dont le sens, on ne l'a pas oublié, est de revenir aux
choses mêmes telles qu'elles apparaissent à la conscience.
Une phénoménologie du visage
Un philosophe n'invente pas toujours un mot pour désigner un nouveau concept.
Nous venons de le voir avec MerleauPonty qui s'est servi du terme de chair pour lui donner un sens qui n'était plus celui de l'usage courant.
Il en va de
même avec le visage dont parle Levinas, même si l'attache empirique, commune, du mot n'est pas perdue comme avec
la « chair ».
Un visage n'est pas une face (objective).
Il est ce qui, tout en venant de moi, ne m'appartient pas (je ne
vois pas directement mon visage) mais est destiné à l'autre.
L'autre m'apparaît d'abord comme un visage: celui-ci est
le signe d'une transcendance unique (les animaux, même familiers, n'ont pas de visage) à la fois infinie et vulnérable.
Le sens du visage est celui d'une injonction que je ne peux méconnaître.
La première de toutes les injonctions est celle
du «tu ne tueras pas »; c'est pourquoi on met un bandeau noir sur les fusillés — comme si avant l'exécution matérielle.
»
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