Lévi-Strauss: Les sauvages sont-ils des barbares ?
Extrait du document
«
«Habitudes de sauvages», «cela n'est pas de chez nous», etc.
Autant de réactions grossières qui
traduisent ce même frisson, cette même répulsion en présence de manières de vivre, de croire ou de
penser qui nous sont étrangères.
Ainsi l'Antiquité confondait-elle tout ce qui ne participait pas de la culture
grecque (puis gréco-romaine) sous le même nom de barbare ; la civilisation occidentale a ensuite utilisé le
terme de sauvage dans le même sens.
Or, derrière ces épithètes se dissimule un même jugement : il est
probable que le mot barbare se réfère étymologiquement à la confusion et à l'inarticulation du chant des
oiseaux, opposées à la valeur signifiante du langage humain ; et sauvage, qui veut dire «de la forêt»,
évoque aussi un genre de vie animale par opposition à la culture humaine.
Dans les deux cas, on refuse
d'admettre le fait même de la diversité culturelle; on préfère rejeter hors de la culture, dans la nature, tout
ce qui ne se conforme pas à la norme sous laquelle on vit."
Claude Lévi-Strauss, Race et histoire (1970), Unesco.
Ce que défend ce texte:
Claude Lévi-Strauss tente de montrer dans ce texte que la notion de « sauvage » qu'on oppose traditionnellement à
celle d'« homme civilisé », n'est qu'un mythe.
Certes, ce terme, qui dérive du latin silva, signifie au sens
étymologique « qui vient de la forêt », et évoque le genre de vie animale, comme dans l'expression « bête sauvage
», par opposition à la vie de l'homme dans des sociétés organisées par la culture.
Mais le mot « sauvage » fait l'objet d'un emploi révélateur qui ne concerne ni la vie animale ni même celle des
premiers hommes préhistoriques.
Il est utilisé en tant qu'il porte en lui un jugement de valeur péjoratif que l'on
retrouve également dans le mot « barbare ».
Ce dernier terme a pour origine probable, selon Lévi-Strauss, la désignation du chant inarticulé des oiseaux, par
opposition au langage humain.
Mais ni le mot «sauvage», ni le mot «barbare» ne se réduisent à qualifier la nature par
rapport à la culture.
Lorsque nous traitons tel ou tel peuple de « sauvage », lorsque nous qualifions ses coutumes et
ses rites d'« habitudes de sauvages », nous faisons certes comme si nous le rejetions hors de la culture, dans un «
pur état de nature ».
Mais, en réalité, le sauvage « pur » n'existe pas, car tout homme est toujours d'emblée inscrit dans une culture
déterminée.
Par ces expressions, nous voulons signifier en réalité que nous rejetons la culture de l'autre, comme si
elle n'était pas digne d'être une manifestation culturelle de l'homme, et devait être abaissée au rang de grossière
nature.
Ainsi, c'est comme si on refusait d'admettre le fait même de la diversité culturelle, affirmant implicitement ou
ouvertement que seule la culture à laquelle nous appartenons est vraie, « normale », modèle et expression de la
norme, donc supérieure.
Lévi-Strauss précise, à la suite de cet extrait, que le véritable «barbare» est celui qui applique à l'autre ce
qualificatif, et se montre ainsi incapable d'accepter la diversité culturelle et la relativité de sa propre culture.
Ce à quoi s'oppose cet extrait:
L'expression « c'est un sauvage » cache donc en réalité, selon Lévi-Strauss, une forme plus ou moins déguisée de
racisme, de peur et de refus de la différence culturelle.
C'est dans son texte Race et histoire que Lévi-Strauss développera ces analyses pour montrer que ce refus a habité
le mouvement du colonialisme européen depuis le XVe siècle et lui a même apporté ses plus puissants alibis.
C'est, en effet, en raison même de ce rejet que l'on proclamait la nécessité, par la colonisation, de « civiliser les
sauvages ».
C'était en réalité un prétexte, nous dit-il, pour détruire les formes de civilisation qui ne correspondaient
pas aux normes et aux idéaux de celle de l'Occident.
Mais le texte de Lévi-Strauss s'oppose aussi à une certaine manière de concevoir le travail de l'ethnologue,manière
qui prédominait au début du siècle.
Il s'agissait alors de traiter les « cultures primitives », celles par exemple des
tribus d'Amazonie, comme des sous-cultures ayant manqué leur phase de développement.
En montrant qu'il existe une « pensée sauvage » aussi riche et complexe que celles qui animent la culture de
l'Occident, Lévi-Strauss a tenté de renouveler le travail de l'ethnologue en le débarrassant de tout ce que sousentendait de péjoratif l'idée même de « sauvage ».
C'est pourquoi il écrit, à propos de l'idée occidentale selon laquelle les cultures «primitives» sont inertes et
stationnaires : «Chaque fois que nous sommes portés à qualifier une culture humaine d'inerte [...] nous devons donc
nous demander si cet immobilisme apparent ne résulte pas de [notre] ignorance.
».
»
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