L'esprit scientifique doit se former en se réformant ?
Extrait du document
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Il est banal d'interpréter l'activité scientifique comme le prolongement, comme l'approfondissement de la
connaissance vulgaire et des techniques primitives.
L'agriculteur, qui après une longue expérience parvient, en
interprétant la limpidité de l'atmosphère, la direction du vent et la forme des nuages, à prévoir le temps du
lendemain raisonne au fond déjà comme le savant météorologiste qui dispose simplement d'un système de signes
plus étendu et de la connaissance de lois plus précises.
On sait d'autre part que les premiers géomètres furent des
arpenteurs, des « mesureurs de terre » qui, dans l'Égypte ancienne, avaient à redistribuer les terres après la crue du
Nil.
On rappelle complaisamment que « la science est née à l'atelier, à la cuisine, à la chasse ».
Pourtant si la science n'était que le prolongement naturel des actes spontanés et des expériences primitives, on
comprendrait mal que la science soit une aventure si récente dans l'histoire des hommes; les hommes existent
depuis plus de cent mille ans et ont créé depuis plus de dix mille ans des civilisations complexes et raffinées ; or, la
physique date de trois siècles, la chimie de deux siècles, la biologie d'un siècle à peine, tandis que les sciences
humaines commencent tout juste de nos jours à mériter le nom de sciences ; il semble donc bien, à la réflexion, que
l'attitude scientifique, loin d'être spontanée chez l'homme, soit un produit tardif de l'histoire.
C'est que la connaissance spontanée ne peut parvenir à saisir des structures objectives.
Elle reflète tout
naturellement notre organisation physiologique, nos tendances psychiques, nos préjugés sociaux ; le soleil nous
apparaît comme une boule de feu qui tourne autour de la terre.
Notre propre position à la surface de la terre, ainsi
que nos organes de vision, rendent inévitable cette première interprétation ; de même l'antique et fausse doctrine
des quatre éléments n'est que la systématisation de la perception naïve ; n'importe qui distingue immédiatement
l'eau, la terre, l'air et le feu ; ce qui est le plus manifeste est tenu pour essentiel.
Tout naturellement nous projetons
sur le monde nos dispositions mentales.
Ainsi Aristote voyait-il l'univers à l'image de la grammaire de la langue
grecque, composé de « substances » et « d'attributs » : le marbre est froid, la laine est chaude, le plomb est lourd.
L'explication primitive que Comte nomme « métaphysique » — l'explication par les « vertus » occultes — est en fait
naïvement psychologique : la nature a horreur du vide comme Madame la baronne a horreur du thé.
Aristote suivait
la suggestion des sens lorsqu'il distinguait les corps lourds dont le lieu naturel est le bas et les corps légers dont le
lieu naturel est le haut.
Les corps inertes sont ici involontairement assimilés à des hommes qui s'efforcent de
retrouver leur « chez soi ».
Spontanément « je vois le monde comme je suis » et non pas comme il est, selon
l'heureuse expression de Paul Eluard.
Et je ne projette pas seulement sur le monde mes dispositions personnelles
mais encore tous les mythes que je tiens de la tradition.
Ainsi les observateurs de l'aurore boréale du 11 octobre
1527 décrivent qu'ils virent dans le ciel des têtes ensanglantées de damnés et des diables cornus armés de tridents
et de glaives flamboyants.
L'attitude scientifique apparaît alors comme une rupture avec l'attitude naturelle.
La science, bien loin de prolonger
la vision spontanée que nous avons de l'univers, la transforme radicalement.
Aux faits « colorés et divers » de la
perception commune elle substitue un univers de quantités abstraites ; à la place du sensible sonore et coloré elle
découvre des vibrations dont on peut mesurer longueur d'ondes et fréquence ; à la diversité empirique elle substitue
l'unification rationnelle : non seulement, pour la chimie, les corps infiniment divers se ramènent à une centaine de
corps simples, mais encore ceux-ci sont-ils composés d'atomes et l'atome lui-même est aujourd'hui analysé,
l'électron apparaissant comme le constituant ultime de la matière ; là où la perception immédiate voit des êtres, la
science ne connaît que des rapports ; toutes les propriétés apparentes des choses se ramènent à des relations
avec d'autres choses ; la chaleur apparente d'une substance s'explique par sa « conductibilité », le poids dépend du
champ de gravitation, la couleur d'un objet de la lumière qu'il réfléchit.
Tandis que, spontanément nous nous projetons nous-mêmes sur l'univers, la science nous enseigne à nous
comprendre, tout au contraire, à partir de l'univers.
Ce qui était principe inconscient d'interprétation devient objet
d'explication.
Pour l'alchimiste Paracelse (1493-1541), la rouille et le vert-de-gris étaient les « excréments » des
métaux qui « mangent et boivent plus que de raison dans le sein de la terre ».
Paracelse projetait sur les
phénomènes chimiques son expérience humaine de la digestion.
La science renverse ce schéma d'explication.
Pour
nous la digestion n'est que l'hydrolyse des substances alimentaires par les diastases.
La chimie de Paracelse était
une biologie imaginaire.
Notre biologie s'efforce d'être une chimie vraie.
Le grand obstacle à la connaissance objective c'est le corps.
La conquête de l'objectivité suppose, dans toute la
mesure du possible, sa mise hors-circuit.
Sans doute lisons-nous avec nos yeux les indications des instruments
scientifiques.
Mais précisément ce donné visuel, spatial, se prête à la mesure et permet de construire un savoir
objectif ; la sensation musculaire du poids, subjective et imprécise, devient par exemple l'appréciation visuelle de la
position de l'aiguille de la balance ; la « force n est mesurée par l'allongement communiqué à un ressort.
La
température devient un fait scientifique lorsqu'elle n'est plus sentie sur la peau mais lue sur le thermomètre ; la
lecture du thermomètre représente l'élimination de mon corps, lui-même source de chaleur, de la connaissance de la
chaleur.
Et ce qu'il y a de plus remarquable c'est que mon corps, origine de mes appréciations spontanées sur la
température, devient alors l'objet d'une connaissance physiologique scientifique qui détecte les « récepteurs
thermiques », montre que l'impression de température est en partie soumise aux variations de la circulation
sanguine, au fonctionnement plus ou moins satisfaisant du foie, etc...
La subjectivité, sensible, origine de la
connaissance empirique, obstacle à la connaissance scientifique, devient l'objet d'une analyse scientifique ; le cycle
de la « désubjectivisation » de la connaissance est alors accompli.
L'esprit scientifique exige donc une véritable
conversion mentale qui déchoit mon corps de toute position privilégiée dans la connaissance, en fait un simple objet
explicable par ses relations avec les autres objets.
A cet égard l'héliocentrisme copernicien demeure l'exemple type
de la découverte scientifique ; ici « l'impulsion et l'instruction de la nature » sont radicalement redressées et comme
le dit magnifiquement Brunschvicg, le savant peut « se rendre à lui-même le témoignage que détachant sa pensée
du point auquel il paraissait lié à jamais et par les organes du corps et par la région de l'espace où la terre est
située, il a bien su l'ordonner en un système adéquat à l'ordre des mouvements universels »..
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