Les variations de la conscience morale fournissent-elles un argument contre le caractère absolu du devoir ?
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Les variations de la conscience morale fournissent-elles un argument contre le caractère absolu du devoir ?
INTRODUCTION.
— Dans son effort pour comprendre le monde, l'homme aspire à établir des rapports nécessaires entre les faits qu'il lui
est donné d'observer; il ne lui suffit pas de constater ce qui est; il n'a de repos qu'une fois parvenu à voir que les choses ne peuvent être
autrement, en sorte que quiconque comprend les données du problème ne peut, sous peine de contradiction, penser différemment.
Si cet
idéal n'a été réalisé que dans le domaine des mathématiques, toutes les sciences tendent à s'en rapprocher, car les exigences de l'esprit
sont partout identiques.
Mais il est un groupe de sciences qui jusqu'ici n'ont guère progressé dans ce sens : les recherches concernant la
vie spirituelle de l'homme, et en particulier, la morale.
Dans ce domaine, les penseurs sont bien éloignés de l'entente, et les idées du
vulgaire témoignent d'une extrême divergence.
Les réactions de la conscience sont fort diverses suivant les époques, les civilisations et
les individus.
Ces variations scandalisent les âmes droites, et on peut se demander si elles ne fournissent pas un argument contre le
caractère absolu du devoir.
I.
— LE FAIT : LES VARIATIONS DE LA CONSCIENCE.
Tout d'abord, il ne sera pas mutile, pour mieux saisir la gravité du problème, de nous rendre compte de l'importance des variations de la
conscience morale suivant les individus et suivant les temps.
A.
Il n'est pas nécessaire, pour observer l'instabilité de la conscience morale, de nous reporter aux périodes lointaines qui ne nous sont
connues que par l'histoire ou par les conjectures des préhistoriens.
Il suffit d'observer autour de nous et de regarder un peu en nous : à la
m ê m e époque et au m ê m e stade de civilisation, nous pourrons être témoins d e jugements moraux bien différents suivant les
circonstances et suivant les individus.
Les exigences de la conscience ne sont pas les mêmes chez le commerçant et chez le militaire, chez le paysan et chez l'ouvrier.
Ici, le
code de l'honneur prime le code de la morale; ailleurs, c'est la morale qui l'emporte.
Il existe une morale des affaires qui admet bien des
accrocs aux règles considérées comme sacrées par les honnêtes gens, et en politique on admet couramment une maxime réprouvée par
les moralistes : La lin justifie les moyens.
Dans le même milieu social, les divergences sont profondes suivant les Individus : il est des commerçants qui se feraient un scrupule de
percevoir mi bénéfice supérieur au taux généralement admis; d'autres pour lesquels la morale ne saurait limiter la hausse des prix,
l'acheteur ayant toujours la faculté de se renseigner sur la valeur réelle des marchandises et de s'adresser à un autre fournisseur ou bien
de s'abstenir; on en trouve, enfin, chez qui la notion de juste et d'injuste ne semble pas intervenir et qui ne paraissent sensibles qu'à la
crainte des gendarmes et des tribunaux.
Bien, plus, le m ê m e individu peut, suivant les périodes ou suivant les circonstances, se montrer d'une délicatesse de conscience qui
touche au scrupule ou, au contraire, tomber dans un laxisme voisin d e l'amoralité.
Les uns, très stricts dans les questions de justice,
oublient toutes lés règles sur le chapitre des moeurs; tel qui serait honteux de s'être indûment approprié quelques francs n'éprouvera pas
le moindre regret d'avoir, par jalousie ou vanité, démoli la réputation d'un camarade.
On sait aussi combien la passion transforme les
âmes et donne un regard nouveau : sous son emprise, il se produit une profonde révolution dans la conscience, qui juge légitime ou
même admirable une conduite que, peu de semaines auparavant, elle aurait estimée criminelle.
La conscience individuelle n'est donc pas ce juge impassible et immuable qu'imagine une morale simpliste : elle est soumise à l'influence
du milieu et se ressent profondément de la vie affective de chacun.
B.
Mais quand on parle des variations de la conscience, on songe surtout à sa constante évolution au cours du temps.
En définitive, dans
la plupart de ses réactions, la conscience individuelle semble bien n'être guère que l'écho d'une civilisation et on observe des divergences
fondamentales entre les exigences de la conscience de l'homme moderne et celles, non pas seulement du primitif, mais encore du Grec
et du Romain qui nous ont civilisés jadis.
Nous ne donnerons que quelques exemples.
Nous sommes pénétrés de nos jours du sentiment de la valeur de la personne humaine, sentiment essentiel à la doctrine chrétienne et
auquel la morale kantienne a donné un renouveau.
Or, cette valeur a été complètement méconnue par l'antiquité païenne, qui, par
ailleurs, avait tant fait pour affiner l'esprit.
Les âmes les plus délicates trouvaient normal qu'une grande partie de l'humanité fût née dans
l'esclavage et restât à l'égard de ses maîtres dans une dépendance absolue, que l'enfant appartient à son père au même titre que le
bétail, et pût, comme lui, être vendu ou mis à mort.
À plus forte raison la conscience antique ne mettait-elle aucune limite au droit de propriété sur les choses.
Bien plus, jusqu'à nos jours là
loi considère ce droit comme essentiellement individuel : le titulaire d'une propriété peut faire de ses biens l'usage qui lui plaît sans qu'on
puisse avoir contre sa gestion le moindre recours légal; un père de famille qui, pour mener une vie de plaisir, dilapide l'héritage reçu de
ses parents n'outrepasse pas son droit absolu et la loi protège l'exercice de ce droit jusque dans ses abus.
Mais la conscience moderne se
fait de la propriété une conception notablement différente : si elle lui reconnaît toujours une fonction individuelle, elle met en un relief
particulier sa fonction sociale ou communautaire : en conscience, le propriétaire ne peut pas faire de ses biens n'importe quel usage; il a
le devoir strict d e chercher le bien commun, et demain, peut-être, la loi, confirmant les exigences nouvelles de la conscience sur la
destination des richesses, le réduira au rôle d'administrateur, au bénéfice principal de la collectivité (nation ou famille), des biens hérités
de ses parents ou même de ceux qu'il a pu lui-même amasser par son travail.
Le profit, qui fut, dans les temps modernes, la source principale des grandes fortunes, passait naguère pour légitime.
De nos jours on
doit, pour le légitimer, y voir une prime attribuée à l'entrepreneur pour le risque couru.
Mais par là même on accorde indirectement que le
profit proprement dit est un vol déguisé au détriment de l'ouvrier ou du consommateur.
Nous sommes à la veille de ne plus admettre que
deux sources légitimes de gain : d'abord et avant tout le travail personnel; ensuite, l'intérêt des sommes engagées dans les entreprises
et collaborant à la production.
Qui sait si un jour ne viendra pas où cette seconde source elle-même sera reconnue impure, en sorte que le
travail restera le seul moyen moral de gagner sa vie ?
Nous le constatons, à moins qu'elle soit assoupie sous la pression d e la routine, la conscience morale est naturellement inquiète,
découvrant toujours quelque chose à reprendre dans des conceptions jugées irréprochables jusque-là.
Aussi évolue-t-elle constamment,
en sorte que l'histoire des idées morales est l'histoire de ses variations.
II.
— LE PROBLÈME : LES VARIATIONS DE LA CONSCIENCE ET LE SCEPTICISME MORAL.
Des contradictions entre les opinions humaines, les sceptiques de tous lès temps ont tiré, en faveur de leur thèse, un argument qui ne
manque pas d'impressionner : si la raison est capable de justifier des doctrines diamétralement opposées les unes aux autres, quelle
assurance pouvons-nous avoir de sa valeur? Ne vaut-il pas mieux s'abstenir de prendre parti et rester sur une prudente réserve ?
Il en est de même dans le domaine moral.
La conscience morale — qui n'est d'ailleurs qu'une forme particulière de la raison — porte,
suivant les temps, suivant les lieux, suivant les personnes, des appréciations différentes.
Pouvons-nous, dans ces conditions, faire fond
sur ses jugements et considérer ses évidences comme indiscutables ? Sans doute, elle nous donne des ordres sans réplique et sans
appel, mais comme un enfant capricieux qui exigera demain ce qu'il refusait obstinément aujourd'hui, le devoir s e présente comme
absolu, mais il est, en réalité, aussi relatif que les opinions des hommes et même que leurs intérêts et que leurs passions..
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