Les théories simplifient-elles l'expérience ?

« VOCABULAIRE: EXPÉRIENCE: a) Sens courant (expérience vécue): instruction acquise par une longue pratique des choses (l'expérience de la vie).

b) Connaissance acquise par les données ou impressions des sens.

c) En science, observation méthodique et réfléchie de certains phénomènes, en vue de vérifier une hypothèse (synonyme d'expérimentation). THÉORIE (n.

f., étym.

: grec theoria : vue d'un spectacle, contemplation, spéculation) 1.

— (Lato) Connaissance spéculative, abstraite, désintéressée, enchaînant des principes à des conséquences ; opposée à pratique.

2.

— Ensemble d'hypothèses gén.

visant à expliquer soit la totalité, soit une classe déterminée de phénomènes.

3.

— Ensemble d'hypothèses, d'opinions gén.

propres à un auteur.

4.

— Construction achevée d'une doctrine scientifique : « La théorie est l'hypothèse vérifiée après qu'elle a été soumise au contrôle du raisonnement et de la critique expérimentale » (Claude BERNARD). Introduction Lorsque l'on simplifie une fraction, on la rend plus lisible, c'est-à-dire que l'on réduit les nombres au maximum, des deux côtés de la barre, afin de permettre un calcul plus aisé, plus immédiatement estimable.

On évite ainsi le labeur inutile qui consisterait à poser une division d'un nombre important par un autre.

Se demander si les théories simplifient l'expérience reviendrait alors à interroger la capacité des théories à rendre plus lisible et immédiatement compréhensible l'expérience. Il faut toutefois, avant de se prononcer, préciser les termes.

En effet, lorsque l'on s'interroge sur le rapport qu'entretiennent la théorie et l'expérience, on est généralement tenté de comprendre le terme «expérience» exclusivement dans le sens de l'expérimentation scientifique.

On distingue alors souvent l'expérience commune de l'expérimentation scientifique, la première correspondant au vécu d'un individu et la seconde étant construite par la théorie et en vue de confirmer ou d'infirmer une hypothèse, pour mieux faire ressortir la solidarité et le lien fondamental entre la théorie qui tente de fournir une explication des phénomènes et l'expérience qui met à l'épreuve, qui teste cette explication.

Il en va tout autrement lorsque la question porte sur la simplification qu'opéreraient les théories, c'est-à-dire les différentes grilles systématiques d'interprétation des phénomènes, sur l'expérience, au singulier, dans sa plus grande généralité, dans le sens d'une appréhension et d'une vision du monde.

Le problème s'énonce alors en ces termes: la constitution de discours théoriques, la production scientifique d'énoncés prétendant à l'objectivité rend-elle plus compréhensible l'expérience que nous avons du monde ou détache-t-elle au contraire l'individu de l'appréhension la plus immédiate de ce qui l'entoure? 1.

Non, les théories ne simplifient pas l'expérience A.

L'expérience précède toute élaboration théorique. Ce qui se donne d'abord à nous, c'est l'expérience brute.

Quand nous voyons tomber un objet, nous ne voyons pas d'abord s'exercer la force gravitationnelle.

Dans l'observation de ce très banal phénomène, ce qui nous apparaît en premier lieu et immédiatement, c'est la simplicité de la chute de l'objet.

Il tombe simplement, et pour tenir compte de ce fait, si je me trouve par exemple sur le trajet de sa chute et que je dois m'en écarter pour éviter qu'il ne me blesse, je n'ai pas besoin de calculer l'énergie cinétique qu'il est susceptible d'acquérir dans son accélération vers le sol.

Bien au contraire, un tel recours, inopportun, à la théorie, entraverait mon action et rendrait plus complexe ma situation.

Cela est d'autant plus vrai en ce qui concerne les phénomènes pour l'explication desquels plusieurs théories sont en concurrence: entrer par exemple dans la polémique de la nature de la lumière (ondulatoire ou corpusculaire), pour savoir si un objet est translucide ou non, n'est d'aucune utilité. B.

La compréhension théorique nécessite un apprentissage. Ce que nous apprenons rapidement par la répétition et l'habitude dès le plus jeune âge dans l'expérience est en effet bien plus lent à acquérir et même à convoquer une fois que nous l'avons acquis sur un plan théorique.

Toute théorie suppose en effet une définition préalable des objets dont elle rend raison et elle a, en outre, recours à un langage symbolique distinct de la langue naturelle qui nécessite réflexion et apprentissage.

Si simplifier consiste à débarrasser quelque chose de tout ce qui y est superflu et accessoire, alors il faut dire que les théories ne simplifient pas l'expérience dans la mesure où elles exigent que l'on prenne en compte dans l'analyse d'un événement l'ensemble des phénomènes et des objets en présence ainsi que leurs interactions.

L'approximation la plus grossière, débarrassée d'une quantité de grandeurs négligeables, suffit largement à l'expérience la plus quotidienne.

La théorie se construit contre cette approximation large, laquelle devient, selon Gaston Bachelard dans La Formation de l'esprit scientifique, un obstacle à la constitution des théories.

Elle fait obstacle à la théorie pour la raison que l'expérience courante ne vise que le perfectionnement de l'action, là où les théories viendraient renforcer le raffinement de la compréhension.

On pourrait aller jusqu'à dire, en suivant Bachelard, que les théories non seulement ne simplifient pas l'expérience mais que, bien plus, elles la nient et s'y opposent parfois.

C'est en ce sens que Paul Valéry a pu dire, non sans humour, qu'« il fallait être Newton pour apercevoir que la lune tombe alors que tout le monde voit bien qu'elle ne tombe pas». Transition La simplicité de l'expérience consiste en l'immédiateté de l'appréhension du monde qu'elle offre.

Savoir quelque chose d'expérience, c'est le savoir sans comprendre comment, ni selon quelles modalités on le sait.

C'est le savoir sans la médiation d'une compréhension fine, détaillée, explicative et démonstrative.

Mais simplifier, est-ce seulement rendre plus aisé, plus facile et plus immédiat? Simplifier, c'est aussi rendre plus compréhensible, plus intelligible.

Or l'expérience, comme on l'a vu, n'offre d'efficacité - qui peut être comprise comme une forme de simplicité - qu'aux dépens d'une parfaite et exhaustive compréhension.. »