Les techniques ne sont-elles qu'une application des sciences ?
Extrait du document
«
Il est vrai qu'avec le développement des sciences, la technique s'est considérablement développée.
Elle en est même venue à changer
de forme, abandonnant son caractère artisanal pour devenir une technologie, c'est-à-dire un ensemble de dispositifs et de procédés
dérivés de théories scientifiques.
Fondée sur la science, cette technique n'est plus celle, traditionnelle, de l'artisan ; elle devient, à partir
de la Renaissance, le fait d'un technicien savant, l'ingénieur.
Bergson a sans doute raison de considérer que l'intelligence technicienne de
l'ingénieur s'ajoute, sans s'y substituer, au véritable « esprit d'invention mécanique » qui perdure aujourd'hui encore chez n'importe quel
bricoleur.
Cet esprit est inventif, rusé, plein de ressources, qualités qu'Ulysse incarnait aux yeux des Grecs.
Il est à l'origine de la plus
grande
révolution technique qu'ait connu l'humanité : le passage à l'ère néolithique déterminé par l'apparition de l'agriculture et de l'élevage.
Nulle science n'a fondé l'invention de ces très anciennes techniques qui ont été le fait de sociétés traditionnelles dominées par la croyance
aux mythes.
Les techniques ne sont donc pas exclusivement des applications des sciences ; elles le sont devenues seulement en partie et
tardivement.
Le propos de Bergson est sur ce point convaincant.
Mais le texte avance aussi l'idée plus discutable que le véritable esprit
technique est spontané, irréfléchi, donc intuitif, voire instinctif.
L'innovation technique serait une sorte de jaillissement créateur, un acte
irréfléchi accomplissant, indépendamment de tout calcul, à la fois une synthèse et un dépassement des données en présence.
Cette
conception offre l'intérêt de souligner nettement ce que l'esprit de la technique a d'essentiellement novateur, ne se contentant jamais
d'appliquer aveuglément un schéma général mais le déformant toujours, au moins pour l'adapter aux circonstances.
L'inventivité n'est pas
seulement à l'oeuvre dans l'élaboration de procédés nouveaux ; elle anime tout acte technique.
Une technique routinière est forcément
sclérosée, figée, incompatible avec l'efficacité technique.
Faut-il mettre au compte de l'intuition ce génie créatif dont la technique est
l'expression ? On peut au contraire défendre les droits d'une intelligence technicienne.
Il ne saurait évidemment s'agir de l'intelligence
théorique en oeuvre dans les sciences et plus généralement dans les oeuvres de la raison.
Mais l'intelligence n'est pas nécessairement
théoricienne.
L'ingéniosité innovatrice en oeuvre dans l'activité technique peut résulter d'une pensée combinatoire dont les calculs
échappent le plus souvent à la conscience du sujet.
Les conditions de l'acte technique ne sont donc ni instinctives ni théoriques : elles relèvent d'une intelligence et d'une culture pratiques.
Précisons ce qu'il faut entendre par là.
Il est rare qu'un inventeur découvre quoi que ce soit sans avoir pris connaissance des données du
problème que sa découverte surmonte.
Une appropriation intellectuelle des éléments d'une situation critique est indispensable à
l'élaboration d'une réponse techniquement pertinente.
D'autre part, les innovations sont en général toujours des améliorations : ce qu'on
faisait déjà, on le fait mieux, avec plus de facilité grâce au nouveau procédé technique.
Par conséquent la pensée technique suppose
toujours une certaine culture pratique : l'inventeur de l'arc était sans doute déjà chasseur ou guerrier et avait donc déjà une certaine
intelligence de l'acte d'atteindre une cible.
C'est l'articulation en pensée d'une action qui rend possible l'invention de nouveaux moyens
pour cette action.
Cette articulation n'est pas forcément conceptuelle, c'est-à-dire accomplie par l'intermédiaire de mots.
Elle est beaucoup
plus concrète et implique bien souvent la perception du corps propre.
On peut calculer avec ses doigts et c'est d'une telle pratique qu'est
issue l'invention du boulier.
Fonder l'ingéniosité technicienne, comme le fait Bergson dans notre texte, sur la nature et l'intuition revient donc à nier sa nature
intelligente et culturelle.
Sans être forcément intellectualisé, c'est-à-dire théorisé, l'acte technique repose toujours sur la maîtrise d'une
pratique et sur la perception articulée, donc intelligente, d'une situation critique donnée.
éléments de réflexion
Se demander ce qui pourrait faire que les techniques ne seraient qu'une application des sciences.
Relations logiques entre la connaissance et l'action ?
La technique serait un savoir appliqué, et les techniques seraient d'ailleurs d'autant plus assurées (paradoxalement) que le savoir
scientifique serait constitué de « façon désintéressée » (c'est-à-dire sans souci d'utilité pratique et sociale).
Cf.
Bachelard, Le rationalisme
appliqué (PUF).
Se demander s'il n'y aurait pas une indépendance possible de la science et de la technique.
Cf.
A.
Koyré, Études d'histoire de la pensée scientifique (PUF), par exemple les pages 147 et 148 citées dans Sophia, La connaissance
(Hatier).
Se demander s'il ne pourrait y avoir (parfois) une dépendance de la science à l'égard de la technique.
Cf.
Crombie, Histoire des sciences d e Saint-Augustin à Galilée (PUF), par exemple les pages 329 et 332 citées dans Sophia, La
connaissance (Hatier).
lecture
Canguilhem, La Connaissance de la vie (Vrin) ; le chapitre intitulé « Machine et Organisme », pages 121 à 126.
citations
• Canguilhem, page 124 du livre cité ci-dessus : « A partir de ces vues, le problème de la construction des machines reçoit une solution
tout à fait différente de la solution traditionnelle dans la perspective que l'on appellera, faute de mieux, cartésienne, perspective selon
laquelle l'invention technique consiste en l'application d'un savoir.
Il est classique de présenter la construction de la locomotive comme une « merveille de la science ».
Et pourtant la construction de la
machine à vapeur est inintelligible si on ne sait pas qu'elle n'est pas l'application de connaissances théoriques préalables, mais qu'elle est
la solution d'un problème millénaire, proprement technique, qui est le problème de l'assèchement des mines.
Il faut connaître l'histoire
naturelle des formes de la pompe, connaître l'existence de pompes à feu, où la vapeur n'a d'abord pas joué le rôle de moteur, mais a
servi à produire, par condensation sous le piston de la pompe, un vide qui permettait à la pression atmosphérique agissant comme
moteur d'abaisser le piston, pour comprendre que l'organe essentiel, dans une locomotive, soit un cylindre et un piston.
»
• Canguilhem, page 125 : « On voit comment, à la lumière de ces remarques, Science et Technique doivent être considérées comme deux
types d'activités dont l'un ne se greffe pas sur l'autre, mais dont chacun emprunte réciproquement à l'autre tantôt des solutions, tantôt
ses problèmes.
C'est la rationalisation des techniques qui fait oublier l'origine irrationnelle des machines et il semble qu'en ce domaine,
comme en tout autre, il faille savoir faire place à l'irrationnel, même et surtout quand on veut défendre le rationalisme.
»
• Kant, § 43 de La Critique du Jugement esthétique : « L'art, habilité de l'homme, se distingue aussi de la science comme pouvoir de
savoir, comme la faculté pratique de la faculté théorique, comme la technique de la théorie.
Ce que l'on peut, dès que l'on sait seulement
ce qui doit être fait, et que l'on connaît suffisamment l'effet recherché, ne s'appelle pas de l'art.
Ce que l'on n'a pas l'habileté d'exécuter
tout de suite, alors même qu'on en possède complètement la science, voilà seulement ce qui, dans cette mesure, est de l'art.
Camper
décrit très exactement comment devrait être faite la meilleure chaussure, mais il était assurément incapable d'en faire une.
»
plan indicatif
1.
Dépendance totale des techniques par rapport aux sciences ?
2.
Indépendance (partielle) mais possible des techniques par rapport aux sciences.
3.
Dépendance (partielle) mais possible des sciences par rapport aux techniques.
4.
Interdépendance radicale des techniques et des sciences par-delà un empirisme naïf ou un rationalisme appliqué assez souvent
historiquement erroné.
Cours
A)
Technique et science dans la philosophie grecque..
»
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