Les prescriptions morales ne sont-elles, par nature, que des interdictions ?
Extrait du document
«
Introduction
La morale est étroitement liée aux notions de bien et de mal.
Ainsi elle prescrit, selon les temps et les lieux, des règles de conduite
permettant au sujet d e vivre « en harmonie » avec s e s partenaires.
Le contenu des prescriptions morales évoque des devoirs qui
incombent au sujet.
Et ces devoirs s e laissent saisir sur le m o d e injonctif d e l'interdiction.
D'où le « tu ne tueras point », un d e s
commandements divin, qui exhorte tout sujet à ne pas ôter la vie, même celle de son pire ennemi.
Ce qui nous est interdit nous donne
en même temps ce qui ne l'est pas, et toute règle morale doit indiquer, par l'affirmative ou par la négative, un comportement à suivre.
Ainsi l'obligation est de mise, et présente le caractère de l'universalité.
Mais il y a des conflits chez l'homme, entre ce que la morale lui
indique, et la manière dont il peut se comporter vis-à-vis de circonstances concrètes.
I.
Y a t-il une morale pure, inconditionnée ?
a.
Le devoir devient central dans l'interprétation kantienne de la moralité.
Avec Kant, les moralistes s'étaient plus préoccupés des fins
de la vie morale, de ce qu'elle permettait d'espérer ou d'obtenir.
Ainsi, pour les eudémonistes, il s'agissait du bonheur ; et Aristote dira
q u e « l'homme vit pour être heureux ».
Pour les autres, les hédonistes, il convenait de privilégier le plaisir (épicuriens).
Pour Kant, le
bonheur est un but trop élevé.
Il est plus simple selon lui de repérer ce qui nous fait agir moralement dans la conscience du devoir,
puisque les formules dans lesquelles s'énonce la moralité, et très quotidiennement, consistent en des interdictions (il ne faut pas) ou en
ordres (il faut).
b.
C e s principes, nous les accueillons selon d e u x modalités : ils peuvent en effet prendre l'aspect d e maximes, ou d e lois.
Les
m a x i m e s s e m b l e n t proposer une version du devoir qui se trouve immédiatement à la portée d'un sujet, tandis que les lois, en raison
même de leur universalité, peuvent sembler trop lointaines à un sujet qui n'est pas seulement raison, mais qui a aussi des penchants,
une affectivité.
C'est à ces derniers que s'adressent les maximes, et les bonnes sont celles qui sont universalisables, qui ont force de loi.
Ainsi Kant formulera le devoir à la lumière de deux types de maxime.
Il présente d'un côté « l'impératif hypothétique », qui énonce une
condition à l'action (si tu veux la paix, prépare la guerre), et subordonne ainsi le comportement à un but qui serait bon en lui-même.
Mais
la formule authentique du devoir se trouve dans « l'impératif catégorique », puisqu'il ne considère pas de fins à poursuivre.
Il vaut par sa
forme seule, c'est-à-dire par l'obligation n o n conditionnée, qui est celle d e l'universalité, c'est-à-dire d e la loi.
Les Fondements de la
métaphysique des mœurs e n d o n n e n t une formule : « Agis uniquement d'après la maxime qui fait que tu peux vouloir en m ê m e t e m p s
qu'elle devienne une loi universelle ».
c.
Le fondement de la moralité doit être pour Kant trouvé dans l'autonomie de la volonté.
Cette dernière n'obéit qu'à une loi formulée
par le sujet lui-même grâce à sa seule raison.
La forme de cette loi en garanti immédiatement l'universalité.
La devoir est ainsi le même
pour tous, et en prendre conscience nous fait participer à l'humanité conçue comme totalité unifiée : « chaque homme trouve en sa raison
l'idée du devoir et tremble lorsqu'il entend sa voix d'airain pour peu que s'éveillent en lui des penchants qui lui donnent la tentation de
l'enfreindre » (Kant, D'un ton grand seigneur adopté naguère en philosophie).
Ainsi l'expérience morale est avant tout celle d'un conflit entre les
aspirations de notre nature sensible qui se rejoignent confusément dans le désir du bonheur, et « la voix d'airain du devoir » qui nous
appelle catégoriquement à satisfaire à d'autres exigences.
II.
la morale spontanée
a.
Le devoir concerne la volonté.
En ce sens, ce que je dois faire implique que je puisse ne pas le faire.
Kant se verra être critiqué par
B.
constant sur le mensonge.
Faut-il se soumettre sans conditions à l'interdiction de mentir et dire à un meurtrier qui poursuit un de nos
a m i s qu'il s'est réfugié dans une maison voisine ? Pour B.
Constant, la règle morale doit être subordonnée à la considération des
conséquences de son application.
Pour Kant, la véracité (l'intention de dire la vérité) est un devoir en soi.
Toute exception met la règle de
véracité en contradiction avec elle-même, c'est-à-dire nie sa valeur de règle.
J.
P.
Sartre présente un autre exemple de conflit moral, celui
d'un jeune h o m m e partagé entre le devoir patriotique, qui lui commande d'abandonner la France occupée pour rejoindre les Forces
Françaises libres, et le devoir filial, en vertu duquel il doit rester auprès d e s a mère et l'aider à vivre (cf.
L'existentialisme est un
humanisme).
Il y a la possibilité pour l'homme d'enfreindre une interdiction, s'il p e n s e q u e s o n penchant, lors d'une situation, est plus
honorable.
b.
I l s e p o s e aussi un conflit à travers la notion d e « Surmoi » p o s é e par Freud.
En effet, le surmoi est cette instance psychique
contenant les règles d e conduites morales issues d e l'éducation.
Ainsi la « voix d e la conscience » est la voix d e l'interdiction d e se
comporter à l'encontre d e s normes sociales et parentales établies.
Le sujet, toujours p o u s s é par la détermination dynamique d e s e s
pulsions (inconscientes), doit ainsi faire l'effort de les retenir, les maintenir fermement en dehors de la conscience.
Ainsi certains de ses
désirs seront réprimés par la redoutable loi du surmoi qui désigne cette « bonne conscience » tournée vers le bien.
c.
La tradition judéo-chrétienne présente bien le caractère interdisant des prescriptions morales : tu ne tueras point, tu ne voleras point,
etc.
Autrement, Jésus dira de donner sa joue gauche si on nous gifle la droite, et ce afin d'expliquer de manière détournée que la loi du
talion (œil pour œil, dent pour dent) n'est p a s d e m i s e , et qu'on ne doit pas avoir recours à l a vengeance, à la violence.
Car c'est au
regard de Dieu qu'il est nécessaire d'approuver ses interdictions.
La violence sauvage ne peut permettre de fonder une harmonie parmi
les hommes, d'où ces préceptes moraux permettant de réguler les instincts de violence de chacun.
d.
E.
Lévinas montrera que le visage d'autrui nous invite à u n e considération morale hautement divine.
En effet, le visage nu est
l'indice pour moi de l'Autre infini, absolu, et me commande de ne pas lui faire de mal.
Ainsi le visage d'autrui porte en lui ces prescriptions
inconditionnées, que sont le « tu ne tueras point » etc.
Chacun est donc infiniment responsable par rapport à l'autre, à sa fragilité.
Pour Lévinas, l'éthique est la « voie royale vers l'absolument autre » (Préface).
En effet, le désir d'infini n'est pas un désir au sens habituel
et négatif de manque mais une expérience sans retour possible de soi vers l'autre, du familier vers l'étranger.
Car « l'absolument autre,
c'est autrui » (Rupture de la totalité), autrui n'est donc pas la négation de moi-même, ce qui impliquerait encore une relation d'identité,
mais il est positivement « l'absolument autre ».
Autrui me révèle le sens de l'éthique comme « rapport non allergique du M ê m e e t d e
l'Autre » (L'Être comme bonté).
L'éthique trouvant son sens premier dans la relation de face à face, elle présuppose une ouverture à « l'absolument autre » que seul le
visage d'autrui permet d'entrevoir.
L'éthique est bien originellement u n e « optique » m a i s sans i m a g e , car la vision est encore u n e
totalisation.
Or le visage empêche le regard de se fixer, il nous tourne vers un au-delà, un ailleurs ; il figure « l'infiniment autre » qu'on ne
parviendra jamais à totaliser.
Le visage d'autrui se donne à voir comme « révélation » de l'Autre dans sa nudité et sa fragilité.
Il m'appelle
alors à la responsabilité infinie devant lui.
Conclusion
Les prescriptions morales entendent bien attribuer une conduite à l'homme.
Mais celui-ci a la possibilité d'enfreindre la règle s'il
considère que son agir en vertu de la morale établie ne sera pas profitable, ou bénéfique.
Les prescriptions morales doivent être alors
prises comme règle de prudence, de conduites raisonnées.
Mais il semble qu'elles ne peuvent annuler la volonté du sujet.
Ces
interdictions, qui structurent toutes sociétés, régulent les comportements, et affermissent le lien social.
Dès lors, les prescriptions peuvent
être conduites à la lumière des hommes, et non à celle d'un principe transcendant.
Mais il y a incontestablement une forte adhésion du
sujet à ces règles qui ont parcouru toutes sociétés depuis l'aube des civilisations..
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