Les périls du langage ?
Extrait du document
«
Termes du sujet:
LANGAGE : 1) Faculté de parler ou d'utiliser une langue.
2) Tout système de signes, tout système signifiant,
toute communication par signes (verbaux ou non verbaux).
Le langage désigne aussi la totalité des langues
humaines.
On peut définir le langage comme un système de signes ordonnés suivant des règles.
Il est une spécificité humaine
dans la mesure où il comporte des caractéristiques propres absentes de la communication animale, en particulier sa
plasticité et son caractère articulé, qui rendent possible une infinité de combinaisons à partir d'un nombre réduit
d'éléments.
Le langage en fixant la pensée risque de la figer.
Comme le dit Lavelle, « si la pensée n'est rien sans la parole
qu'un possible sans réalité, il arrive que la parole subsiste seule comme un corps que son âme a quitté ».
Beaucoup
croient penser alors qu'ils ne font que parler.
On a souvent dénoncé les périls du verbalisme, du psittacisme (du latin
psittacus, le perroquet, l'animal qui reproduit les sons sans comprendre le sens).
Méfions-nous des idées qui s'expriment trop aisément, entrent sans effort dans le moule du langage traditionnel.
Les
grands stylistes sont souvent des penseurs superficiels tandis que des philosophes aussi importants que Kant ou
Maine de Biran sont parfois de maladroits écrivains.
C'est que dans leur cas, comme le notait V.
Egger, il y a un
écart considérable « entre le langage usuel et le rôle nouveau qu'il est appelé à remplir, entre l'offre du langage et la
demande de la pensée ».
Les grands philosophes qui renouvellent l'esprit de leur siècle ont la plus grande peine à ne pas demeurer prisonniers
de son langage.
Descartes et Spinoza dépassent la pensée scolastique mais en conservent les mots (substance, accident, attribut,
réalité formelle ou éminente des idées, etc.).
Maine de Biran, qui au XIXe siècle réveille le spiritualisme, n'a à sa
disposition que « l'outillage linguistique » de ses adversaires empiristes, scientistes, « idéologues ».
Il tente cette
gageure de fonder une philosophie de l'esprit et de la liberté dans le langage du « sensualiste
Condillac.
C'est, dit H.
Gouhier, « Christophe Colomb cherchant l'Amérique sur les cartes de ses prédécesseurs ».
Le
langage apparaît alors comme un obstacle au renouvellement des pensées.
Bergson a été fort loin dans la critique du langage.
Pour lui la pensée est incommensurable avec le langage.
La
pensée est un courant continu qui se déroule dans la durée, tandis que le langage est calqué sur l'espace.
Les mots
sont bien distincts et séparés les uns des autres à l'image des objets dans l'espace.
Ce sont des outils fidèles pour
traduire le monde extérieur et répondre aux exigences de l'intelligence technicienne qui sans cesse divise, abstrait
et mesure.
Mais ma vie intérieure, dont les états successifs, dans le flux de la durée, se fondent les uns dans les
autres comme les couleurs d'un soleil couchant, est nécessairement trahie par le langage qui prétend la traduire.
Parce que le mot est abstrait et général, il me permet d'exprimer toute une classe d'objets mais il échoue à traduire
les moments de ma vie intérieure, singuliers, incomparables.
« Il n'y a d'universel, disait Valéry, que ce qui est assez
grossier pour l'être.
» Bergson dit dans le même sens : « Le mot brutal qui emmagasine ce qu'il y a de commun et
par conséquent d'impersonnel dans les impressions de l'humanité écrase...
les impressions délicates...
de notre
conscience individuelle.
Celles-là seules de nos idées qui nous appartiennent le moins sont adéquatement
exprimables par des mots.
»
Considérez d'autre part l'ontologie d'Aristote.
N'est-ce pas l'exemple même
d'une pensée dupe de son langage? La distinction philosophique des
substances et des prédicats est ici directement inspirée par la distinction
grammaticale du sujet et de l'attribut.
Les soi-disant catégories de l'être
(substance, quantité, qualité, relation, lieu, temps, attitude, possession,
action et passion) ne sont que des catégories de la grammaire (substantif,
adjectif numéral ou qualitatif, comparatif, adverbe de lieu, de temps, participe
passé, adjectif possessif, voix active ou passive du verbe).
Si je dis « le ciel
est bleu », cette façon de parler, banale et bien innocente, risque d'accréditer
une ontologie naïve de substances et d'attributs.
Aristote, dit justement
Brunschvicg, « érige inconsciemment les particularités de son langage en
conditions nécessaires et universelles de la pensée...
L'univers du discours
revêt l'illusion d'une réalité métaphysique ».
Mais si tout langage est menteur, si comme prétend Schiller, «lorsque l'âme dit
Ah! , ce n'est déjà plus l'âme qui parle », le philosophe soucieux de vérité
devra-t-il exiger le silence et s'y condamner lui-même? Refuser de trahir la
pensée serait en même temps refuser de l'incarner.
Bergson écrit des livres et ne se contente pas d'une communion muette avec
la durée pure ! Seulement il s'efforce d'inventer un langage approprié à la
nature de ce qu'il exprime.
Au langage scientiste, il tente de substituer un
langage poétique qui, par des images, des métaphores suggérera le courant de
la vie intérieure sans le défigurer.
De même je n'ai pas seulement le choix entre dire « Le ciel est bleu » et me taire.
Je peux parler du ciel dans le langage de la poésie — ou dans celui de la physique mathématique.
Quoi qu'il en soit, nous constatons ici l'ambiguïté fondamentale du langage qui est tout à la fois pour la pensée
instrument nécessaire et obstacle possible.
Pythagore est un de ceux qui a contribué à créer l'admirable langue des
mathématiciens.
Après quoi il s'est mis à adorer les purs symboles opératoires comme des dieux, aliénant l'activité
opératoire des mathématiciens en une mystique superstitieuse des nombres! L'esprit n'existe pas sans ses oeuvres;
mais en elles à tout instant, il risque de s'aliéner..
»
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