Les mathématiques ne sont-elles qu'un instrument des autres sciences ?
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«
Introduction
«Nul n'entre ici s'il n'est géomètre.» La formule platonicienne réglementant l'accès à la philosophie pourrait être
aujourd'hui transposée dans les disciplines scientifiques, où nul ne peut s'engager s'il n'est mathématicien.
Dans nos
systèmes éducatifs, le niveau des élèves en mathématiques joue un rôle sélectif déterminant dans leur orientation
vers les autres sciences.
Certes, les mathématiques sont constamment utilisées dans les sciences de la nature
(physique, chimie, biologie), et même - songeons aux statistiques - dans les sciences de l'homme (sociologie,
économie), mais cela devrait leur faire reconnaître un simple rôle instrumental.
Or, on continue à placer les
mathématiques au sommet de la hiérarchie implicite des sciences, alors même que l'existence de machines dispense
le plus souvent les scientifiques d'effectuer eux-mêmes le moindre calcul.
Il ne va donc pas de soi que les
mathématiques ne soient qu'un instrument des autres sciences: elles sont peut-être liées de façon plus essentielle.
Mais quelle forme de solidarité pourrait-il y avoir entre les objets abstraits des mathématiques et les objets concrets
des autres sciences? C'est ce que nous tenterons de déterminer, en observant d'abord que c'est une approche
philosophique qui impose aux sciences la domination des mathématiques, ensuite que la conception moderne des
sciences demande au contraire que les
mathématiques soient ramenées en position de subordination, pour tenter de caractériser enfin au plan
épistémologique le rôle central des mathématiques dans le développement de sciences pourtant autonomes.
1.
La prépondérance des mathématiques dans la pensée philosophique classique.
A.
Les mathématiques, modèle de rigueur.
A) Les différentes sciences visent à produire des énoncés vraies, certains et fermes.
Ces énoncés s'opposent aux
opinions du sens commun: celles-ci sont incertaines, et, même quand elles sont vraies, elles sont instables et
peuvent être remplacées par d'autres opinions.
B) Pourtant, nous ne sommes pas condamnés au royaume des opinions où les borgnes sont rois.
Les mathématiques
en sont la preuve: les énoncés mathématiques sont vraies, ils sont accompagnés de certitude, parce qu'ils peuvent
être démontrés, et ils sont fermes en raison de leur caractère certain.
C) Les autres n'ont pas les mêmes méthodes que les mathématiques: celles-ci ne sont pas empiriques mais reposent
sur des démonstrations a priori, tandis que les autres sciences partent des données expérimentales.
Néanmoins,
elles cherchent tout d'abord à produire des énoncés possédant les caractères précédents des vérités
mathématiques.
En outre, les vérités mathématiques sont déduites d'autres énoncés et, ultimement, des axiomes de
la théorie mathématique.
Les autres sciences cherchent également à imiter cette structure déductive,
caractéristique des vérités mathématiques, en se donnant une forme
B.
Les mathématiques, langue inscrite dans la nature.
Cette fascination pour la rigueur des mathématiques ne suffit pourtant pas à elle seule à justifier a priori une
prééminence des sciences de l'abstrait sur celles du concret.
À cette tendance rationaliste s'est toujours opposée la
résistance de penseurs plus empiristes, comme Bacon, qui s'indignait (De dignitate et augmentas): «Je ne sais
comment il se fait que la logique et les mathématiques, qui ne devraient être que les servantes de la physique, se
targuant toutefois de leur certitude, veulent absolument lui faire la loi.» Si les mathématiques ont une telle
importance, c'est d'abord parce qu'elles constituent nécessairement le langage commun de toutes les sciences.
Selon les mots fameux de Galilée, l'Univers est «un livre immense perpétuellement ouvert devant nos yeux», et «on
ne peut le comprendre si l'on n'apprend pas d'abord à connaître la langue et les caractères dans lesquels il est écrit.
Il est écrit en langue mathématique et ses caractères sont des triangles, des cercles, et d'autres figures
géométriques sans l'intermédiaire desquelles il est humainement impossible d'en comprendre un seul mot».
C.
La mathesis universalis.
La mathématique rassemble toutes les sciences où l'on étudie l'ordre et la mesure, indifféremment de leurs objets.
La science universelle qui rassemble toutes les autres sciences, qui n'en sont que les parties subordonnées, se
nomme mathématique universelle.
Ce doit être la science la plus utile et la plus facile de toutes, n'ayant aucun
rapport à un objet particulier.
Les difficultés qu'elle renferme se trouvent déjà dans les autres sciences, puisqu'elle leur est commune.
Si cette
mathesis universalis a été négligée par tous, c'est en raison de son extrême facilité.
L'ordre de la recherche de la
vérité requiert pourtant de commencer par les choses les plus simples et les plus faciles à connaître, et de ne
passer à un ordre plus élevé que lorsque toutes les difficultés auront été résolues.
Ainsi, on est sûr de ne jamais se
tromper.
Parmi les sciences connues, seules l'arithmétique et la géométrie sont absolument certaines.
Quelle en est
la raison ? Nous ne pouvons connaître que de deux manières : soit par l'expérience, soit par la déduction.
Si l'expérience est souvent trompeuse, la déduction, qui consiste à inférer une chose à partir d'une autre, peut être
manquée si on ne la voit pas, mais ne peut jamais être mal faite.
"Toutes les erreurs où peuvent tomber les hommes
ne proviennent jamais d'une mauvaise inférence, mais seulement de ce qu'on admet certaines expériences mal.
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