Les historiens ne se bornent ils pas à raconter des histoires ?
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L'historien n'est-il pas un romancier qui s'ignore ? Si l'histoire est la connaissance du passé humain et si le passé est
dépassé, n'est-ce pas dire que tout historien est condamné à inventer le passé humain ? L'histoire comme science
n'est-elle pas un roman vrai, une fable authentique ? Il est vrai que le mot ‘histoire' est polysémique.
Il signifie, en
son sens grec historia, enquête, recherche ; puis récit ; enfin histoire.
Comment l'historien peut-il, par son étude de
l'histoire-réalité, rattraper ce qui a vraiment eu lieu dans le passé ? Comment dire la réalité passée qui n'est plus
autrement que par le recours à la fiction ? Ces questions pour surprenantes soient-elles reçoivent leur légitimité
lorsque l'on cherche à dissocier le récit historique du roman historique.
En effet, comment dissocier un manuel
d'histoire d'un roman historique relatant les mêmes faits ? L'histoire est-elle un pur roman ou un savoir indispensable
accédant à la scientificité des sciences humaines ? Il est donc nécessaire de questionner les conditions de
possibilité pour l'histoire de se présenter comme science.
L'enjeu philosophique ne porte pas seulement sur le travail
effectif des historiens, il engage l'être de l'homme comme être historique, c'est-à-dire implique une redéfinition de
l'homme en son humanité.
Quelles sont donc les histoires que les historiens nous racontent ? La première tache de l'historien est de
déterminer l'histoire qu'il doit relater.
Depuis lors, une première difficulté s'offre à lui : tout fait historique vrai et
passé est-il d'emblée historique ? Qu'un homme assassine sa femme est un fait divers, mais que Brutus tue Jules
César, c'est un événement proprement historique.
Dans l'ensemble de toutes les histoires authentiques, l'historien se
doit de circonscrire ce qui est historique.
Ce qui requiert un jugement de l'historien reposant lui-même sur une
certaine conception de l'histoire.
Mais comment sélectionner un fait comme événement historique ? Va-t-on dire
qu'un fait est historique à l'aune de ses conséquences ? Mais c'est là un sophisme, car cette logique suppose que
les conséquences soient elles-mêmes historiques.
Comme le remarque judicieusement P.
Valéry, dans Regards sur le
monde actuel, la découverte de la quinine vers 1639 est plus ‘historique' que, par exemple, la mort de Louis XIV, en
raison des possibilités lointaines que cette découverte ouvre.
Mais pour l'époque, c'est un événement sans
importance, à peine relevé.
Non seulement, l'historien doit délimiter ce qui est à raconter, mais le récit même nécessite un travail préalable.
Car le fait historique n'est pas donné, mais fait.
Les faits sont faits, voire constamment refaits.
Dans la réalité, il n'y
a pas d'histoires.
L'histoire n'est qu'une manière de dire, d'écrire la réalité.
Elle suppose qu'on choisisse dans le
foisonnement confus des événements un début, une finalité et une progression qui relie le commencement à la fin.
L'historien doit donc sélectionner et ordonner les faits.
Ce qui implique qu'il dégage dans l'enchevêtrement des faits
une cohérence, une unité intelligible.
L'histoire opère ainsi une stylisation, une reconstruction du réel.
Elle procède
par une abstraction dans la mesure où elle découpe une forme dans le magma encore obscur du réel historique.
Par
exemple, la Première Guerre mondiale est constituée d'une multitude de batailles, d'une infinité d'événements, grands
et petits.
Le travail de l'historien dégagera alors ses grandes lignes.
Mais sur quels critères l'historien va-t-il épingler
les faits ? Comment et pourquoi repèrera-t-il tel fait plutôt qu'un autre ? Si l'historien assigne de la cohérence à la
réalité, ce n'est pas de manière arbitraire mais conditionnée par les faits.
Nous constatons donc que ni les faits, ni la
combinaison des faits pour faire une histoire, ne sont des données brutes : ils sont construits par l'historien.
Ceci
dit, comment s'élabore la méthode supposée scientifique de l'historien ?
Sous peine de verser dans élucubration imaginaire, l'historien professionnel, pour accéder à une connaissance
vraie des faits, travaille sur tous les matériaux à sa portée : textes qui sont d'ailleurs déjà eux-mêmes historiques,
interprétations subjectives, objets, monuments, etc.
Il use alors d'une ‘méthode critique', pour reprendre l'expression
de Langlois et de Seignobos, in Introduction aux études historiques.
Celle-ci est d'abord ‘externe' portant sur
l'intégrité et l'authenticité des documents ; l'historien s'assure qu'il n'est pas en présence d'un faux, d'une
contrefaçon ou d'une interpolation.
Cette critique ‘externe' se complète par une critique ‘interne' qui vise à sonder la
sincérité des documents, à mesurer la concordance entre les diverses sources, de tester la vraisemblance des
témoignages, etc.
Cette méthodologique pour vérace est-elle n'en demeure pas moins fondée sur des partis pris et
des postulats qui affectent gravement la nature et l'extension des champs d'études.
Certes, l'historien ne se borne
pas à raconter des histoires, comme s'il les trouvait toutes faites dans l'histoire.
Il faut ici démonter une vue naïve
qui s'imaginerait qu'il y aurait d'abord l'Histoire, c'est-à-dire une série réelle d'événements, et que l'histoire comme
connaissance établirait une représentation de l'Histoire.
De vrai, c'est plutôt l'inverse qui répond au travail
historique : c'est en écrivant l'histoire que l'historien construit la réalité historique.
N'est-ce pas dire que l'histoire
est une pure fiction ? Si une double distance sépare l'historien de l'histoire, celle des faits réels aux sources relatives
aux faits, celle des sources à la construction de l'histoire, ne faut-il pas conclure que l'histoire n'est qu'une manière
de nous raconter des histoires ? Une berceuse pour justifier un certain passé (Inquisition, colonisation, etc.) ! Une
fois de plus la différence apparaît mince entre le récit historique et le roman historique.
Lorsque le romancier M.
Tournier décrit, dans Gilles et Jeanne, la rencontre ‘possible' entre Gilles de Rée et Jeanne d'Arc en complétant par
une vue fictive les faits proprement historiques, comment sans le savoir le lecteur pourrait-il dissocier la part
imaginaire de la part réelle ? Que l'on lise Les Sorcières de Michelet.
En raison de la minutie des détails, de sa
manière de décrire, tout se passe comme si notre historien avait vraiment vécu les faits.
Si l'histoire n'est pas ‘ la
résurrection intégrale du passé ' (Michelet), elle n'est pas davantage une pure mythologie.
Incontestablement, une
dimension fictionnelle s'insinue dans tout travail historique, ce qui ne signifie pas que la connaissance historique soit
pure imagination.
Mais alors quelles conceptions de l'histoire guident le travail de l'historien ? Si l'historien n'invente
pas la réalité qu'il raconte, comment peut-il dégager une synthèse historique ?
Comment l'historien, somme toute, travaille-t-il ? Pour que l'oeuvre de l'historien ne soit pas simple fiction
créée par la subjectivité de l'historien, il faut soumettre le choix, les hypothèses, les orientations de l'histoire à
l'épreuve des faits.
L'historien ne se contente pas de raconter, car il doit toujours vérifier ce qu'il avance.
Se lève
une circularité par laquelle l'histoire se soustrait au mythe : l'historien élabore les faits, mais en retour les faits
sanctionnent cette élaboration.
Sans cette réciprocité, on substitue à l'histoire des histoires qu'on se raconte..
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