L'ÉMOTION EST-ELLE CONSTITUTIVE DU SENTIMENT ESTHÉTIQUE ?
Extrait du document
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Le rapport avec une oeuvre d'art est souvent une expérience confuse où s'entremêlent réactions affectives et
approche esthétique.
Si l'on veut préciser en quoi consiste précisément cette dernière, il est nécessaire de se
demander si l'émotion est constitutive du sentiment esthétique ou non.
Il arrive incontestablement que l'on soit ému par un spectacle artistique: tous les arts fondés sur l'« illusion réaliste»
(Robbe-Grillet), ceux donc qui visent à se confondre fictivement avec la réalité, cherchent de tels effets.
Je ris ou
pleure au théâtre ou au cinéma, et même la mort d'Emma Bovary, alors que je ne suis qu'en train de lire, sans aucun
contact avec la scène évoquée, peut m'émouvoir.
Mais dans de telles circonstances, mon émotion est-elle liée à une approche authentiquement esthétique? ou
repose-t-elle au contraire sur une confusion entre le «réel » et l'oeuvre, qui m'empêche momentanément d'être
sensible à cette dernière en tant que telle?
On peut considérer deux cas limites, pour essayer de séparer ce qui relève d'une relation émotive et ce qui définit
une approche esthétique:
1) Si j'assiste à un meurtre, à un accident mortel ou à quelque incident qui me « remue», je suis incapable d'adopter
sur cet événement un point de vue esthétique, m'amenant par exemple à juger que la posture du cadavre est
harmonieuse, ou que le sang a giclé sur le trottoir de façon particulièrement réussie...
Ce n'est qu'après coup, avec
du recul, en me déprenant de toute réaction émotive immédiate, que l'appréciation esthétique peut éventuellement
s'affirmer.
2) Si le sentiment esthétique inclut une émotion au moins à titre de point de départ, il est incompréhensible que la
vision d'innombrables peintures qui figurent meurtres, assassinats, parricides, rapines, viols, etc., ne déclenche pas
des réactions émotives violentes.
Les musées devraient dès lors retentir de cris d'horreur et de protestations
indignées.
Ce qui m'émeut authentiquement, c'est le rapport que je peux avoir avec du réel: l'émotion se manifeste alors par
des réactions physiologiques.
Dans l'oeuvre d'art, le réel est par définition absent: on est dans une représentation, une transposition.
Et de
surcroît, même la référence au réel n'est pas, en fait, un élément fondamental de cette représentation, bien plutôt
tout entière soumise à un travail d'organisation formelle.
C'est précisément ce qui autorise l'art à traiter n'importe
quel sujet — même le plus ignoble ou repoussant — et à le transformer en prétexte esthétique.
On retient, de ce
point de vue, deux affirmations de Kant:
— Le sujet n'a pas plus d'importance que le cadre du tableau: il n'est qu'un « hors-d'oeuvre ».
Ce qui fait l'oeuvre,
c'est l'organisation de ses éléments en totalité autonome, dont dépend l'impression de finalité interne ;
— « Le beau n'est pas la représentation d'une belle chose, il est la belle représentation d'une chose»: la chose en
question peut aussi bien être laide (dans la réalité), elle sera transfigurée par la «belle représentation ».
On en déduira par exemple que l'oeuvre qui cherche à simplement m'émouvoir par la représentation de rapports
amoureux ne peut être de l'art (notamment érotique): il s'agit de simple pornographie.
C'est que l'émotion est liée
aux désirs, elle suppose la possibilité d'une relation pratique avec les choses et les êtres ; or l'art est au contraire
indépendant du désir, ainsi que l'a souligné Hegel.
Il n'en reste pas moins que certaines oeuvres produisent chez un sujet des émotions fortes: ce sont celles qui,
d'après Kant, sont en relation avec le sentiment, non du beau, mais du sublime, et qui «rabrouent» le spectateur,
tirent le sentiment vers le pôle du non agréable.
Or, précise encore Kant, il existe deux sortes de sublime, qui correspondent à deux catégories de spectacles :
— d'une part le sublime mathématique ou de la grandeur: je suis ému, face aux Pyramides, parce que je me sens
«tout petit» et suis renvoyé à mon incompétence technique.
La question posée par ce premier sublime renvoie en
effet à l'énigme d'une performance: comment ont-ils pu faire ça?
— d'autre part le sublime dynamique, ou de la puissance, que suscitent les spectacles démesurés de l'environnement
naturel ou les déchaînements d'une nature sauvage et hostile.
Dans ce cas, ce qui m'ébranle, c'est l'efficacité d'une volonté sans commune mesure avec celle de l'homme et qui ne
peut être, en dernière analyse d'après Kant, que celle de Dieu.
On est là, en apparence, bien loin de l'expérience esthétique.
Mais nombreuses sont cependant les oeuvres où
passent quelques échos de ce sublime kantien, et plus fréquemment, dans l'art du XXe siècle, sous son second
aspect que sous le premier.
Car si l'on peut s'interroger par exemple sur la technique utilisée par Rothko pour diffuser
ses couleurs et obtenir ses subtilités chromatiques, c'est avant tout parce qu'elle transporte le spectateur dans une
ambiance de pure spiritualité que sa peinture émeut et touche en effet au sublime.
Or, on constate que sont reçues
de la sorte des oeuvres qui transgressent d'une certaine façon la définition habituelle de l'art pour proposer un audelà — pas nécessairement religieux, mais au moins spirituel (c'est par exemple le cas dans le suprématisme de
Malevitch, qui entend faire de l'art la «nouvelle spiritualité» de la société).
L'émotion que peuvent produire certaines oeuvres sublimes est toute spirituelle et n'a plus rien de commun avec
l'émotion physiologique.
Elle est en tout cas au-delà du sentiment esthétique à strictement parler qui, par définition,
ne peut être lié au désir et par rapport auquel l'émotion, au sens habituel, témoigne d'une confusion entre la
représentation et le réel..
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