LEIBNIZ et les pensées volantes
Extrait du document
«
Il nous vient des pensées involontaires, en partie de dehors par les objets
qui frappent nos sens, et en partie au-dedans à cause des impressions
(souvent insensibles) qui restent des perceptions précédentes qui
continuent leur action et qui se mêlent avec ce qui vient de nouveau.
Nous sommes passifs à cet égard, et même quand on veille, des images
(sous lesquelles je comprends non seulement les représentations de
figures, mais encore celle des sons et d'autres qualités sensibles) nous
viennent, comme dans les songes, sans être appelées.
La langue
allemande les nomme fliegende Gedanken, comme qui dirait des pensées
volantes, qui ne sont pas en notre pouvoir, et où il y a quelquefois bien
des absurdités qui donnent des scrupules aux gens de bien et de
l'exercice aux casuistes et directeurs des consciences.
C'est comme dans
une lanterne magique qui fait naître des figures sur la muraille à mesure
qu'on tourne quelque chose au-dedans.
Mais notre esprit, s'apercevant
de quelque image qui lui revient, peut dire : halte-là, et l'arrêter pour ainsi
dire.
La question
Pouvons-nous maîtriser nos pensées ? Il semblerait que rien ne soit davantage
en notre pouvoir.
Épictète, par exemple, distingue ce qui dépend de nous de ce
qui n'en dépend pas en séparant ce qui relève de l'âme et ce qui relève du corps.
Nos croyances, nos opinions, nos
décisions, nos désirs, voilà ce qui dépend de nous.
Une telle pensée est un appel à la responsabilité.
Mais comment
comprendre alors qu'il nous vienne des pensées que nous n'avons pas appelées ? Nous pouvons nous étonner nousmêmes des idées qui nous « passent par la tête », comme on dit communément.
Comment les considérer ? Faut-il s'en
accuser, dès lors qu'elles paraissent futiles, voire franchement immorales ? Ou bien faut-il renoncer à croire en la
responsabilité de la conscience ? La pensée de Leibniz vise à échapper à cette alternative.
Pour comprendre le texte
Nous nous croyons volontiers les maîtres de notre pensée, dans la mesure où rien n'est plus pleinement nôtre.
Ainsi, un
lieu commun prétend que « chacun pense ce qu'il veut ».
Mais ceci devient problématique si nous nous interrogeons
sur l'origine de nos pensées.
De fait, « il nous vient des pensées involontaires », comme chacun peut le constater.
Ce
paradoxe n'en est d'ailleurs plus vraiment un si l'on remarque qu'il paraît impossible de décider de penser à quelque
chose sans y penser déjà préalablement.
Dès lors, on peut s'intéresser à l'origine de cette première pensée
nécessairement involontaire.
Leibniz établit ici une distinction.
Il y a tout d'abord « les objets qui frappent nos sens ».
Ce constat relève de
l'évidence : percevoir quelque chose implique que cette chose existe indépendamment de nous et manifeste sa
présence, et donc la perception est d'abord réceptivité.
Mais la vie psychique est bien loin de se limiter à un simple enregistrement du réel par les sens.
Il y a aussi ce qui se
passe au-dedans et qui n'en est pas moins involontaire, « à cause des impressions (souvent insensibles) qui restent
des perceptions précédentes qui continuent leur action et qui se mêlent avec ce qui vient de nouveau ».
On remarque tout d'abord que la vie psychique n'est pas entièrement consciente, puisque ce qui est insensible y joue
un rôle primordial.
N'allons pas trop vite en faisant de Leibniz un précurseur de Freud, mais il est vrai que tous deux
partent du même constat : on aurait tort d'identifier vie psychique et vie de la conscience.
De plus, ce jeu des
impressions, qui ne meurent pas tout à fait en devenant inconscientes, est à l'origine d'associations d'idées qui ne
sauraient s'expliquer par des liens logiques.
Pour faire comprendre cela, distinguons l'association d'idées du raisonnement.
Si, par exemple, j'ai appris qu'un
personnage important, chef d'État ou autre, rendrait visite à la ville que j'habite, au moment où me promenant je
découvre un dispositif de protection policière d'une importance exceptionnelle, je ferai immédiatement le
rapprochement, parce que je saisirai sans difficulté un rapport de cause à effet entre ce que je vois et l'événement
dont j'ai été informé.
Un tel processus mental peut s'expliquer sans remettre aucunement en question la primauté de la
conscience.
Mais il arrive aussi qu'une idée me vienne sans que j'en puisse expliquer la cause.
Pourquoi, par exemple, vais-je penser subitement à un ami que je n'ai pas vu depuis longtemps alors que je me trouve
devant une église ? Il n'est pas sûr qu'une explication existe, il n'y a peut-être aucun rapport entre ce monument et
cet ami.
Il est possible aussi qu'en m'interrogeant je trouve un lien analogique, même lointain : cette église ressemble à
une autre que je connais, consacrée à un saint dont mon ami porte le prénom.
Ce genre d'expériences ne se laisse pas
aisément décrire, malgré sa fréquence.
Cela provient de ce que c'est la confusion qui est ici la règle, et de ce que
c'est le signe d'une activité psychique qui nous échappe.
Car, comme le précise Leibniz, « nous sommes passifs à cet égard ».
Mais cette passivité n'est plus la réceptivité qui
caractérise, comme nous l'avons dit, la perception.
Il y a en nous une activité par rapport à laquelle nous sommes
passifs, tel est le paradoxe de la vie psychique.
Nous le découvrons évidemment dans les songes.
Rêver implique que
des images « nous viennent sans être appelées ».
Nous pourrions penser que le phénomène est marginal, voire insignifiant, et opposer comme deux contraires l'état de
veille et le rêve.
Or, Leibniz propose au contraire de faire du rêve l'essence même de la vie psychique, si bien qu'il peut
servir de modèle explicatif pour comprendre ce qu'est l'état de veille.
« Quand on veille », c'est « comme dans les.
»
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