Le travail est-il accomplissement de soi ou contrainte ?
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« La nature semble avoir mesuré la dotation animale de l'homme au plus court et au plus juste en fonction du besoin le plus pressant d'une existence à ses débuts, comme si elle voulait que l'homme, lorsqu'il serait parvenu un jour de l'état le plus brut à celui de sa plus grande habileté, [...] n'en doive attribuer le mérite qu'à lui seul» (Emmanuel Kant, Histoire universelle au point de vue cosmopolite, 1784).
Le travail est-il essentiel à l'homme ? Lui permet-il de réaliser son essence ? Est-ce une activité indispensable à sa réalisation ? Correspond-il au contraire au temps de la nécessité en tant que moyen de produire les biens nécessaires à la vie ? Dans ce cas, le travail serait une contrainte seulement justifiée par la rémunération que l'on en retire.
«
Le travail est-il essentiel à l'homme ? Est-ce une activité indispensable à sa réalisation ? Correspond-il au contraire au temps de la nécessité en tant que
moyen de produire les biens nécessaires à la vie ?
Une tâche formatrice
Le travail n'a pas qu'une valeur matérielle ; il ne sert pas qu'à produire de la richesse.
Il a aussi une valeur morale, parce qu'il oblige à différer la satisfaction
des besoins et qu'il force à persévérer pour aboutir.
A utrement dit, le travail constitue une discipline.
Par le travail, estime Alain, nous nous confrontons à la
nécessité du réel, de sorte que travailler, c'est sortir du monde de l'enfance, dominé par le principe de plaisir.
A ussi Kant voit-il dans la contrainte propre au
travail une des conditions de l'éducation morale des enfants, condition que remplit l'école.
• Le travail est l'activité par laquelle l'homme transforme la nature pour la plier à ses besoins.
La technique est l'ensemble des moyens qu'il met en oeuvre
pour cela.
D'un côté, l'homme invente des outils pour mieux exploiter les ressources naturelles, de l'autre, ces outils deviennent eux-mêmes l'objet d'un
travail.
C e cycle voue l'homme à transformer indéfiniment la nature.
• On peut y voir un cercle vertueux permettant à l'homme de progresser, non seulement matériellement, mais aussi moralement.
C'est le cas par exemple
de Kant, pour qui le travail ne doit pas être vu comme une malédiction (Adam chassé du Paradis et voué à «manger son pain à la sueur de son front»), mais,
d'une part, comme un moyen pour l'homme de ne pas s'ennuyer, et d'autre part, comme une ruse de la nature qui pousse l'homme à développer ses facultés.
Ce point de vue renverse la perspective chrétienne traditionnelle, telle que l'exprime la Genèse.
Dans le texte de la Bible, en effet, le caractère pénible du
travail constitue la punition infligée par Dieu à Adam pour lui avoir désobéi — « tu travailleras à la sueur de ton front».
Pour Kant ou pour .A lain, au contraire,
c'est précisément le caractère contraint, non spontané, du travail humain qui lui confère sa valeur morale, et donc éducative.
La réalisation de l'essence humaine
Le travail est une activité propre à l'homme en ce qu'il suppose la possibilité de se représenter un objectif à atteindre.
Marx remarque que ce qui distingue l'architecte le plus maladroit de la plus habile abeille construisant la structure géométrique parfaite de
ses cellules de cire, c'est que le premier construit d'abord la maison dans .
sa tête.
Le produit d'un travail correspond ainsi à la réalisation d'un projet.
Marx
reprend l'analyse de Hegel en affirmant que, dans le travail, l'homme transforme la nature en lui imposant sa marque.
Le produit du travail
constitue ainsi de l'humanité objectivée dans laquelle le travailleur peut se reconnaître.
L'homme se distingue de l'animal de nombreuses façons : il est doté d'une conscience, a le sens de la religion, est capable de pensée et de paroles, etc.
Il
suffit de considérer qu'il produit ses moyens d'existence pour le différencier radicalement de l'animal.
Produisant ses moyens d'existence, il produit sa vie
matérielle.
Le travail est une relation de l'homme à la nature, par rapport à laquelle l'homme joue lui-même le rôle d'une puissance naturelle.
Utilisant son
corps pour assimiler des matières, il leur donne une forme utile à sa propre vie.
Et modifiant la nature extérieure, il modifie en retour sa propre nature et
développe ses facultés par l'exercice du travail.
Les animaux, eux aussi, "travaillent" lorsqu'ils accomplissent des opérations semblables à celles des
artisans : l'araignée tisse sa toile comme un tisserand, et l'abeille confectionne les cellules de sa ruche comme nul architecte ne saurait le faire.
"Mais ce
qui distingue dès l'abord le plus mauvais architecte de l'abeille la plus experte, c'est qu'il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la
ruche." Le propre du travail humain est d'être l'aboutissement de ce qui préexistait idéalement en lui.
Le travail n'est pas une simple transformation, un
changement de forme dans la matière naturelle, c'est la réalisation d'un but ou d'un projet dont on a préalablement conscience, et qui constitue la loi de
l'action à laquelle on subordonne durablement sa volonté.
Tout travail exige un effort, une tension constante de la volonté, d'autant plus que le travail est
moins attrayant, et que l'homme ne peut y réaliser ses forces génériques.
Le travail est un moyen privilégié de la manifestation de soi.
Dans cette perspective, il n'a pas seulement une valeur morale, mais aussi une valeur
anthropologique.
Pourtant, cette conception semble contredite par la réalité sociale de certains travaux, non seulement particulièrement durs et pénibles,
mais qui empêchent également, par l'abrutissement qu'ils provoquent, la réalisation du travailleur dans son travail, mais aussi en dehors.
Cela signifie-t-il
que le travail n'a aucune valeur anthropologique essentielle ou bien faut-il constater, avec Marx, l'existence d'un divorce entre l'essence du travail et son
organisation sociale ?
Les critiques du travail
La valorisation anthropologique du travail, telle que l'ont définie Hegel et Marx, se heurte à deux types de critiques.
La première est aristocratique : c'est
celle de Nietzsche qui, derrière la «glorification du travail », voit l'encensement de l'instinct social du troupeau et la négation de l'individu.
C'est dans « A urore », dans un paragraphe intitulé « les apologistes du travail », que Nietzsche déclare que le travail constitue la meilleure des polices.
On connaît Nietzsche par ses attaques contre la religion et la morale, par son projet de création de nouvelles valeurs, mais on oublie souvent sa critique de
la société de son temps, société du commerce, du travail, de ce l'on nommera « culture de masse ».
Dans une optique strictement opposée au socialisme,
méprisé par Nietzsche, il s'agit d'une dénonciation en règle du nivellement des valeurs, de la promotion de la médiocrité.
« Dans la glorification du travail, dans les infatigables discours sur la ‘bénédiction du travail', je vois la même arrière-pensée que dans les louanges
adressées aux actes impersonnels et utiles à tous : à savoir la peur de tout ce qui est individuel […] on vise toujours sous ce nom le dur labeur du matin au
soir - qu'un tel travail constitue la meilleure des polices.
»
NIETZSCHE comprend la société de son temps (mais la nôtre correspond à ses analyses) comme celle du culte de l'activité, du travail, du commerce.
Derrière cette boulimie d'activité se cache toujours le même but : la sécurité « et l'on adore aujourd'hui la sécurité comme la divinité suprême ».
Or le danger, pour la foule, réside toujours dans l'individualité.
Le travail et son culte imposent une fatigue telle, une dépense d'énergie, si immense, que
toute cette force est soustraite « à la réflexion, à la méditation, à la rêverie, aux soucis, à l'amour, à la haine, il présence constamment à la vue un but
mesquin et assure des satisfactions faciles et régulières.
»
La sécurité, c'est la routine et le nivellement.
Le gaspillage des forces à des buts mesquins au lieu d'une pensée du risque.
Le monde moderne est l'anti « il
faut vivre dangereusement ».
Le travail et le commerce imposent le manque de distinction entre les choses, les activités et les valeurs, l'incapacité à
s'affirmer par soi-même et la nécessité de tout juger selon autrui.
Or tout cela signifie refuser l'individu, l'individualité, tout ce qui est grand ou seulement
soi-même.
Le deuxième type de critique consiste, comme le fait Arendt, à retrouver l'inspiration d'Aristote pour faire de l'activité productrice de l'homme une activité
certes nécessaire, mais moins élevée dans l'échelle des activités humaines que celle relative à l'action politique, par exemple, ou à l'exercice de la pensée.
Cette critique suppose que toutes les activités humaines ne sont pas à proprement parler du « travail» même si, dans nos sociétés, elles en prennent la
forme générale, notamment par le biais d'une contrepartie sous forme de rémunération..
»
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