Le savoir masque-t-il un pouvoir ?
Extrait du document
«
Introduction.
— Contrairement à ses prédécesseurs qui cherchaient seulement à savoir, Bacon faisait de la science
un moyen pour l'homme d'augmenter son pouvoir sur la nature.
Cette conception d'un théoricien de la science qui
n'était pas lui-même un savant est devenue assez commune.
A notre époque où l'expansion industrielle exige de plus en plus de techniciens, elle semble s'imposer : le savoir,
pense-t-on assez couramment, donne la mesure même du pouvoir d'agir sur la nature et d'organiser le monde pour le
mieux-être de l'humanité ; c'est donc pour ce pouvoir, condition de ce mieux-être, qu'il faut chercher à savoir.
Pouvons-nous accepter ces thèses sans réserves ?
I.
— LE POUVOIR SE MESURE-T-IL AU SAVOIR ?
A cette question l'homme contemporain est porté à répondre par l'affirmative : les grands progrès dont il a été le
témoin et ceux qu'il envisage pour l'avenir né sont-ils pas conditionnés par ceux de la science ? De plus en plus il
faut savoir pour pouvoir.
Mais une fois le fait loyalement reconnu — il est trop évident pour qu'on puisse refuser de l'admettre —, il convient
de préciser les limites de la concession : il s'en faut que le pouvoir se mesure exactement au savoir.
A.
Tout d'abord il y eut et il y a encore bien des pouvoirs indépendants du véritable savoir.
Nous songeons tout
naturellement aux techniques de l'artisanat, obtenues à la suite de tâtonnements parfois séculaires et transmises
souvent comme un secret.
Mais jusque dans les productions industrielles d'aujourd'hui, il arrive que le pouvoir
dépasse le savoir : le technicien connaît bien les conditions à remplir pour obtenir le résultat cherché, mais il ignore
comment ces conditions agissent.
« Vraiment savoir, c'est savoir par les causes », disait Bacon ; or, dans bien des cas, ce prétendu savoir n'est qu'un
savoir-faire qui recouvre une ignorance foncière.
Descartes était bien plus exigeant, lui qui voulait comprendre
l'action même de ces causes : « Pour la physique, écrivait-il au P.
Mersenne,
je croirais n'y rien savoir, si je ne savais que dire comment les choses
peuvent être, sans démontrer qu'elles ne peuvent être autrement ».
Cette
connaissance des rapports nécessaires, caractéristique de l'authentique
savoir, n'est pas impliquée dans le pouvoir, tant s'en faut : à en croire J.
Rostand, « à proportion que la science élargit son pouvoir, elle se tient moins
assurée de son savoir ».
Que si nous passons du pouvoir sur les choses au pouvoir sur les hommes et
sur nous-mêmes, la réalité d'un pouvoir qui ne doit rien à un véritable savoir
est plus indiscutable encore : il est une autorité naturelle et un don du
commandement, une sorte de sens psychologique joint à l'art de se faire
agréer, qui ne doivent rien à ce qu'on apprend dans les cours et dans les
livres.
On ne peut donc pas dire que tout pouvoir est conditionné par un savoir.
B.
Inversement, il y a diverses sortes de savoir qui ne procurent pas euxmêmes de pouvoir.
C'est le cas du savoir des spécialistes des langues mortes
et plus généralement des philologues ou de ceux qui possèdent des
connaissances littéraires fort étendues.
L'histoire peut bien servir à l'action
politique mais l'historien lui-même ne tire pas des résultats de ses recherches
un pouvoir particulier.
Les mathématiques, données, non sans raison, comme
le type même du savoir, sont bien devenues l'instrument universel des
sciences qui augmentent le pouvoir de l'homme ; mais, prises en elles-mêmes, elles ne procurent pas un pouvoir
particulier à celui qui consacre sa vie à les étudier.
C.
Enfin, même lorsqu'il le conditionne, le savoir ne se transforme pas de lui-même en pouvoir.
Sans doute, l'homme
qui sait peut plus que l'ignorant, mais à science égale les capacités d'action peuvent être fort inégales.
En effet, le
savoir abstrait et théorique doit être adapté aux situations concrètes et pratiques.
Or cette faculté d'adaptation
est un don naturel que l'expérience peut développer : il ne s'apprend pas comme une formule de chimie.
L'observation vaut dans les activités qui supposent des connaissances étendues dans le domaine des sciences de la
nature : l'ingénieur ou l'architecte les plus inventifs ne sont pas nécessairement ceux qui obtenaient les meilleures
notes dans les examens théoriques ; le diagnostic médical et la détermination de la thérapeutique qui convient dans
un cas particulier supposent autre chose que la connaissance de la physiologie normale et pathologique.
Elle vaut encore plus dans le domaine, ouvert assez récemment, qui relève des sciences humaines.
On ne croit plus,
si jamais on l'a cru, qu'il suffise, pour obtenir de l'homme ce que l'on désire de lui, de le soumettre à des tests
méthodiques et d'appliquer fidèlement des recettes éprouvées.
Ce savoir, qui d'ailleurs dans une grande mesure est
plutôt un savoir-faire, n'est efficace que grâce à un sens du concret et de l'humain qui est d'un autre ordre.
Ainsi à la première des deux questions que nous nous étions posées, nous répondons par la négative : le savoir n'est
pas la condition rigoureusement nécessaire ni la condition toujours suffisante du pouvoir.
Il n'en reste pas moins que, d'une façon assez générale, le savoir augmente le pouvoir.
Dès lors se présente la
seconde des questions.
II.
— LE SAVOIR EST-IL ESSENTIELLEMENT UN MOYEN DE POUVOIR ?
A.
Pour l'affirmative.
— Le résultat qu'obtiendrait un référendum en la matière n'est pas douteux : la masse ne.
»
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