Le règne de la technique coïncide-t-il avec un déclin des arts ?
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INTRODUCTION
Le mythe de l'âge d'or hante l'humanité, et il n'est pas d'époque où l'on n'ait regretté le prestige du passé.
Voltaire
considérait le siècle de Louis XIV comme l'apogée des arts, et cent ans plus tard Vigny déplorait l'invasion des
chemins de fer avec lesquels s'évanouissait, pensait-il, la poésie du voyage.
Beaucoup de nos contemporains, eux
aussi, se plaignent de leur monde et croient constater qu'il est envahi par la laideur.
La révolution industrielle aurait
amené, avec la toute-puissante technique, la disparition progressive des arts.
Il est pourtant évident que la
technique peut se mettre à leur service ; et si l'on parle aujourd'hui « d'esthétique industrielle », est-ce vraiment à
tort ?
I.
LA DISPARITION DES ARTS
Toute forme d'art nouvelle rencontre des censeurs plus ou moins sévères, et se heurte à l'incompréhension du
public.
Du moins le verdict est-il prononcé au nom de principes qui concernent vraiment l'art.
Il semble que le
problème soit différent aujourd'hui, si l'on songe à ce personnage d'Huxley, caricature du technocrate moderne, qui
relègue dans son ascenseur un tableau de Vermeer : Vermeer s'achète, comme tout.
Le culte de l'intérêt L'artiste est désintéressé, et l'on sait distinguer le peintre ou le musicien qui compose par
inspiration de celui qui exploite un procédé pour en tirer profit.
Or, nous assistons maintenant à une
commercialisation des oeuvres qui supprime presque totalement la possibilité, pour leurs auteurs, de résister aux
séductions de l'argent.
Combien de poèmes restent dans l'obscurité, alors que les romans médiocres se vendent par
milliers, à grand renfort de publicité ! Et le plus grave est peut-être que le public semble exiger cette production
stéréotypée, et n'éprouve guère d'admiration pour l'artiste authentique ; n'importe quelle idole de music-hall aura
plus de prestige qu'un peintre ou un musicien intègre.
Duhamel évoquait dans les Scènes de la Vie future la
silhouette falote d'un homme qui croyait aux arts, à la culture désintéressée ; mais tandis qu'il parlait,
symboliquement sa voix était couverte par le bruit des automobiles.
Quelle valeur peuvent prendre la méditation, la
recherche esthétique dans un monde tourné vers l'efficacité, vers le rendement, vers le profit ?
Notre civilisation nous a permis des conquêtes dont nous sommes fiers.
Toute une partie de l'humanité profite
pleinement des possibilités que lui offrent les transports, les produits industriels, et l'autre partie devrait pouvoir
accéder aux mêmes avantages.
Mais l'on oublie que ces avantages ont fait disparaître la solitude.
Déjà JeanJacques Rousseau, se promenant dans les Alpes, avait eu la déception de découvrir une manufacture là où il croyait
presque être le premier voyageur.
Il irait aujourd'hui de déconvenue en déconvenue, et le rythme de notre vie
quotidienne, la pression des relations humaines imposées, rendent difficile à l'artiste, au Chatterton du XXe siècle, la
solitude qu'il recherche spontanément.
Chateaubriand lui-même, sur son rocher, n'est pas à l'abri des curiosités
d'une foule à qui les progrès techniques donnent tous les droits.
L'artiste le plus modeste d'autrefois, cet artisan de
village dont on se dispute aujourd'hui les poteries, travaillerait désormais à la chaîne dans une usine.
Et l'on
plébiscite partout les oeuvres d'art, comme si la voix de la majorité avait seule qualité pour les juger.
La disparition de la beauté Tout un monde a disparu
au XIXe siècle, et la nature même en a été profondément modifiée.
Les paysages du Nord sont encore couverts de
ces usines austères, de ces corons monotones que l'on a édifiés avec un but précis d'utilité, sans souci de la
beauté.
L'homme aussi a changé : c'en est fini des gestes traditionnels qui inspirèrent tant de poètes, le « geste
auguste du semeur » ne sera bientôt plus qu'un souvenir, la machine s'étant substituée à la main.
Le décor des
siècles passés s'est en grande partie effacé : une architecture nouvelle est née, dont les lignes hardies
déconcertent beaucoup de nos contemporains.
Nous vivons désormais dans un univers artificiel — et, malgré la
parenté étymologique, nous sommes bien loin de l'art.
II.
LA TECHNIQUE FAVORISE LES ARTS
Mais ce point de vue peut paraître étroit : de nombreux faits démentent que nous soyons en période de décadence
artistique.
Historiquement, les arts et la technique ont été longtemps deux aspects confondus de l'activité humaine.
« Nos
devanciers, écrivait Delacroix, étaient beaucoup plus ouvriers que nous ne le croyons ».
La distinction ne s'est
établie nettement qu'au xviiie siècle.
Mais quel peintre eût été assez fou pour dénigrer les progrès auxquels il devait
certaines qualités de la toile, de la couleur, des vernis ? De nos jours encore, les grands architectes travaillent en
étroite collaboration avec les ingénieurs et les techniciens.
Il ne faut pas oublier non plus que les découvertes
récentes ont permis de restaurer des tableaux et des monuments, de mettre à jour et de dater des objets d'art
anciens, de les révéler au grand public dans les musées.
Les projecteurs électriques n'ont pas le charme d'un clair
de lune, mais ils découpent admirablement certaines dentelles de pierre.
D'autre part, l'art — et les artistes — ne peuvent vivre que si les moyens matériels leur en sont donnés.
Et il n'est
pas indifférent de constater que l'essor de l'art flamand ou de l'art italien aux xive et xve siècles coïncide avec une
période de prospérité économique ; les marchands, clients des peintres et des sculpteurs, tiraient leurs revenus du
produit des ateliers et du commerce.
Le paradoxe est frappant, mais de nos jours aussi les oeuvres de maîtres
atteignent des prix considérables ; beaucoup de gouvernements essayent d'exercer un véritable mécénat, et dans
notre pays l'État consacre aux arts un pour cent des sommes qu'il destine à la construction d'édifices publics.
Donc,
dans ce domaine, la technique moderne ne nuit pas au culte de la beauté.
Le public est ainsi assuré, il est aussi beaucoup plus vaste.
Le snobisme certes s'en est mêlé, et les toiles
impressionnistes ne furent peut-être pas toujours appréciées par ceux qui les acquirent.
Mais les musées reçoivent.
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