Le progrès des sciences et des techniques nous garantit-il un monde meilleur?
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«
Discussion :
La question semble s'en référer à une opinion commune : les hommes, par le développement des techniques et la maîtris e du monde par le savoir, ont
franchi des étapes considérables, passant d'une vie primitive à une vie développée.
C ependant, cette évidence n'en est pas nécessairement une, et les
travaux des ethnologues obligent à regarder avec plus de circonspection cette évolution.
Suggestion de plan :
Première partie : Distinction entre science et technique
« Historiquement, la technique a précédé la science, l'homme primitif a connu des techniques.
» Jacques Ellul, La T echnique ou l'Enjeu du siècle, 1954.
Les
premières avancées techniques sont le fruit d'essais répétés qui n'ont pas la raison de leur efficience : « L'inventeur de l'arc n'avait aucune idée de la
pesanteur, ni de la trajectoire.
C ela conduit à juger que la technique, quoique réglée sur l'expérience, et fidèlement transmise de maître en apprenti, n'a pas
conduit toute seule à la science.
» A lain, Propos du 28 février 1931.
La technique primitive n'a donc édic té aucune loi, n'a obéi à aucun système de type
mathématique.
C ependant, on ne peut pas écarter que le perfectionnement progressif dans la construction, la chasse, la mise en valeur agricole ne soient
l'expression d'une force qui tente de dépasser le caractère immédiat des circonstances : "On a fait l'arc, le treuil et la voile sans savoir assez ce qu'on
faisait.
[...] On a souvent remarqué que nos lointains ancêtres avaient une technique fort avancée avec des idées d'enfants.
Nos desc endants diront à peu
près la même chose de nous [...] ; mais, en nous comme en eux, il y a toujours une point de puissance qui est en avance sur le savoir.", A lain, La technique
contre l'es prit, 3 novembre 1 9 3 2 , in Propos.
La répétition des mêmes obs ervations conduit à la règle, les s c i e n c e s s e développent comme la
systématisation de ce qui n'a d'abord été que suggestion, proposition.
O n peut entendre par le mot science une idée générale, celle de tout savoir de quelque espèce qu'il soit, ou entendre science a u s e n s restreint de
connaissance objective reposant sur la loi et validée par l'expérience : " O n voit clairement pourquoi l'arithmétique et la géométrie sont beaucoup plus
certaines que les autres sciences : c'est que seules elles traitent d'un objet assez pur et simple pour n'admettre absolument rien que l'expérience ait rendu
incertain, et qu'elles consistent tout entières en une suite de conséquences déduites par raisonnement.
" Descartes , Règles pour la direction de l'esprit.
Deuxième partie : Technique et science comme formes de la domination
Le rapport à la technique suppose un rapport à la nature qui n'est fait ni de passivité, ni de soumission : « C e n'est pas seulement son utilisation, c'est bien
la technique elle-même qui est déjà domination (sur la nature et sur les hommes), une domination méthodique, scientifique, calculée et calculante.
»
M arcuse, Culture et Société, 1 9 6 5 .
C ette domination introduit en outre une hiérarchie très forte entre les groupes sociaux ; sont renvoyés à leur
« primitivité » des s o c i é t é s qui ne reposent nullement sur la maîtrise technique.
C laude Lévi-Straus s i n s i s t e sur ce qu'un tel jugement c omporte de
présuppos és liés à la convic tion que progrès et développement de la compétence sont synonymes.
« II semble que la diversité des cultures s oit rarement
apparue aux hommes pour ce qu'elle est : un phénomène naturel, résultant des rapports directs ou indirec ts entre les sociétés ; ils y ont plutôt vu une sorte
de monstruosité ou de scandale.
» Lévi-Strauss, Race et Histoire, 1968.
Il faut donc accepter de dire que chaque société procède à des choix et que chaque
société marche selon les finalités qui sont les siennes, qu'il n'y a donc pas à examiner ces différents parcours comme étant « bons » ou « mauvais »,
« méritoires » ou « insuffisants ».
Il n'y a donc pas à avoir de foi aveugle dans la « s cience ».
La science ne suffit pas à cultiver l'esprit du moins si l'on
s'écarte de cette foi positiviste du XIXème siècle, cette conviction qu'elle était seule facteur de progrès : l'emploi du mot science au singulier en est une
résurgenc e, il faudrait évidemment mettre le mot au pluriel puisque c'est la diversité qui est majeure et non l'illusoire unité.
Si le développement technique suppos e une maîtrise indéniable de la nature, et s'il est l'expres sion d'une extrême complexité de l'intelligence humaine, il
faut distinguer son existence de son application : « P lus le niveau de la technique est élevé, plus les avantages que peuvent apporter des progrès nouveaux
diminuent par rapport aux inc onvénients.
» Simone Weil, Oppression et Liberté, 1955.
Troisième partie : Sciences et aliénation
Le danger pour l'intelligence n'est donc pas celui de la conception, qui témoigne au contraire d'un haut degré de sophistication et de précision, mais celui de
la mise en oeuvre sociale : « Plus les techniques progressent, plus la réflexion est en recul.
» Gabriel Marcel, Les Hommes contre l'humain, 1 9 5 1 .
O n
construit donc une société centrée sur l'objet et non sur la personne.
Heidegger va plus loin dans la critique, considérant qu'il ne s'agit pas de deux stades
séparés et dissociés, mais que le processus technique lui-même est déjà marqué par l'absence de toute objectivité : « Q uand nous considérons la
technique comme quelque chose - de neutre, c 'est alors que nous lui sommes livrés de la pire façon : car cette conception [...] nous rend complètement
aveugles en face de l'essenc e de la technique.
» Heidegger, La Question de la technique, 1953.
O n peut donc considérer que la technique contribue aussi à
l'appauvrissement de l'intelligence, aliénant l'individu, l'obligeant à être un utilisateur et non plus un inventeur.
La technique est auss i l'ennemie du rêve et
de l'imaginaire, elle enferme chacun dans les mêmes cadres que l'autre (des études ont même été entreprises sur le « formatage » de l'écriture par
l'ordinateur).
La quête de savoir doit passer par tous les domaines de la connaissance, dans la certitude que les uns tempèrent et complètent les autres, et que toute
aspiration véritable à la culture exprime cette diversité :
« La philosophie sans la science perd bientôt de vue nos rapports réels avec la création pour s'égarer dans des espaces imaginaires ; la science sans la
philosophie mériterait encore d'être cultivée pour les applications aux besoins de la vie ; mais hors de là on ne voit pas qu'elle offre à la raison un aliment
digne d'elle, ni qu'elle puisse être prise pour le dernier but des travaux de l'es prit.
» C ournot, Sur les fondements de nos connaissances, 1851.
Si l'on doit employer le mot « progrès » c'est donc uniquement dans ce sens : « L'histoire universelle est le progrès dans la conscience de la liberté ; progrès que nous avons à reconnaître dans ce qui en fait la nécessité.
» Introduction à la Philosophie de l'Histoire, Hegel.
Conclusion :
"On devrait se contenter de conclure que la domination de la nature n'est pas la seule condition du bonheur, pas plus qu'elle n'est le but unique de l'oeuvre
civilisatrice et non que les progrès de la technique soient dénués de valeur pour "l'économie" de notre bonheur." Freud, Malaise dans la civilisation.
La
question n'est donc pas tant celle du progrès que celle du bonheur, qui s'appuie nécess airement sur d'autres référents..
»
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